Tu reconnaîtras peut-être les lieux, va savoir. J’ai une Lexus gris métallisé.

– J’y serai.

– Tu crois qu’on va remporter la NHL, cette année, Frank ? » Le hockey, ce grand niveleur de décombres.

« J’ai un peu décroché, Arnie.

– Ces joueurs, ils ont de la merde dans la cervelle. Ils avaient des conditions en or. Faudra qu’ils en rabattent, à présent. Ça te rappelle rien ? » Comme toujours, Arnie était du côté du manche. « Gloire aux vainqueurs, Frank !

– Champions de l’Ouest, Arnie !

– Mañana en la mañana. » Apparemment, c’était sa façon de dire merci.

 

 

Dans Toms River, sur Little League World Championship Boulevard, rien n’a tellement changé depuis la tempête. Au sens strictement visuel, l’île-digue, de l’autre côté de la baie, a rempli son rôle naturel pour les communes de l’arrière-pays, mais ici, on est sur un champ de ruines. La circulation est anémique le long de ce qu’on appelait le Miracle Mile, en direction du pont. N’empêche que Toms River peut se targuer d’avoir un survivant. Un père Noël imberbe est assis sur un conteneur de lait en plastique rouge, devant le Launch Pad Café (de toute évidence, l’homme est mexicain) ; il tient contre lui une pancarte en carton, qui dit UN BON CAFÉ POUR UN MORAL D’ACIER, FELIZ NAVIDAD. Je lui adresse un signe de la main, mais il me regarde avec stupeur, comme si je lui avais fait un doigt d’honneur. Plus loin, le parking de la Free At Last Bail Bonds1 n’accueille qu’une seule voiture, de même que les parcs de stationnement en gravier de deux bistrots cubiques en fibrociment. Il fut un temps où – avant que La Côte soit redécouverte et que les prix s’envolent – on pouvait encore descendre à Pottstown avec sa tendre moitié et ses gosses pour le week-end, et s’en sortir pour environ deux cents dollars. Fini, tout ça, même depuis la tempête. Une grande affiche – en partie lacérée par les intempéries – annonce la tournée d’adieu de Glen Campbell. Il reste la moitié du visage du beau gosse tout sourire ; la photo date des années soixante, avant Tanya, l’alcool et la coke. Sur la façade de l’un des bars, on a placardé un panneau électoral récupéré sur une pelouse, après l’élection, et détourné ; il n’annonce plus OBAMA BIDEN mais ON EST DE RETOUR ET ON T’EMMERDE, SANDY.

Je roule, avec la Fanfare de Copland qui remplit mon espace intérieur à dix heures et demie du matin. J’ai acheté l’intégrale de son œuvre en ligne. Comme toujours, l’ouverture où les hautbois cèdent la place aux cordes, puis aux timbales et aux contrebasses, me fait vibrer. Sous le grand ciel du Wyoming, ce matin-là, Joel McRae galope au vent de la prairie. Barbara Britton, fraîchement débarquée de son Vermont, se tient devant leur cabane de fermiers. « Pourquoi tarde-t-il tant ? Lui est-il arrivé quelque chose ? Que puis-je faire, moi, faible femme ? » J’ai usé trois CD cet automne. Presque n’importe quelle pièce de Copland (aujourd’hui c’est l’orchestre symphonique de Pittsburgh qui joue sous la direction d’un Israélien) réussit à me persuader, quasiment en toutes circonstances, que je ne suis pas qu’un petit vieux occupé à des tâches de petit vieux, sortir pour aller acheter du lait de soja, consulter le parodontiste, accueillir de jeunes soldats – à leur corps défendant parfois. Il ne m’en faut pas beaucoup pour changer de point de vue selon les jours ou l’humeur du moment. Sally a glissé un Copland dans mes petits souliers, l’an dernier (la musique de Billy the Kid), et ça a eu des effets bénéfiques. De mon côté je me suis offert le Livre des morts tibétain, mais je n’ai pas beaucoup avancé – il faudrait, pourtant.

Je n’ai pas eu le temps de parcourir le dossier concernant la vente de la maison à Arnie Urquhart, en 2004. Est-ce qu’il avait un plan d’épargne logement, est-ce qu’il avait pris un crédit ballon, ou bien est-ce qu’il avait sorti une grosse liasse de biftons ? Je devrais être pourtant bien placé pour m’en souvenir vu que c’était ma maison et que c’est moi qui ai empoché le blé, lequel m’a servi à en acheter une à Haddam, avec un joli bonus. Mais c’est comme tant de choses que je devrais faire et que je ne fais pas. Il n’est pas vrai qu’à mesure qu’on vieillit les choses se mettent à glisser comme un pet sur une toile cirée. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que certaines me sortent de la tête pour la bonne raison qu’elles m’importent peu.