Essai sur le libre arbitre
Arthur Schopenhauer
Essai
sur le libre arbitre
Préfacé et annoté par Didier Raymond
Traduction de Salomon Reinach
revue et corrigée par Didier Raymond
Préface
La mission fondamentale de la philosophie, telle que la comprend et la pratique Schopenhauer est d’imposer la désillusion : le philosophe schopenhauerien est avant tout un désillusionniste. Il dit, certes, avec la théorie de la volonté ce que sont les choses mais surtout ce qu’elles ne sont pas. La philosophie est donc une chasse aux illusions, une étude du « rien » que recouvre un grand nombre de notions habituellement utilisées par les hommes pour se guider dans la vie, telles que celles de causalité, de finalité, de devenir. Or une illusion plus tenace encore que d’autres est celle de la liberté(1). Illusion vitale car l’idée selon laquelle nous pouvons du moins disposer de nous-mêmes au cours d’une vie et à l’intérieur du monde que nous n’avons pas choisi est en effet indéracinable et indispensable à la conscience humaine, aussi nécessaire à la conscience que l’oxygène l’est au corps.
L’homme croit être libre parce qu’il peut faire ce qu’il veut. Pour la conscience naïve la liberté se situe dans la volonté. « Je suis libre si je peux faire ce que je veux(2) ». La volonté, c’est-à-dire le pouvoir de m’orienter dans telle ou telle direction, de choisir ce que je fais, de privilégier en moi-même telle tendance plutôt que telle autre. Conception de la liberté qui hante la philosophie depuis Descartes. Or pour Schopenhauer, la liberté est un mot vide qui ne recouvre aucune réalité, un fantôme qui hante la pensée humaine.
Pour la conscience naïve, liberté égale donc volonté.
Voici le dialogue que Schopenhauer imagine entre lui-même et la conscience naïve :
— La conscience naïve : « Je peux faire ce que je veux. Si je veux aller à gauche, je vais à gauche. Si je veux aller à droite, je vais à droite. Cela dépend uniquement de mon bon vouloir : je suis donc libre(3). »
— Schopenhauer (à part) : « Un tel témoignage est certainement juste et véridique. Seulement, il présuppose la liberté de la volonté(4). »
— Schopenhauer : « Ta volonté, de quoi dépend-elle ?(5) »
— La conscience naïve : « Ma volonté ne dépend absolument que de moi seul, je peux vouloir ce que je veux. Ce que je veux, c’est moi qui le veux(6). »
— Schopenhauer (à part) : « Lui-même, il est comme il veut et il veut comme il est. Donc quand on lui demande s’il pourrait vouloir autrement qu’il ne veut, on lui demande en vérité s’il pourrait être autrement qu’il n’est : ce qu’il ignore absolument(7). »
— La conscience naïve : « Mais je peux faire ce que je veux : je peux, si je veux, donner aux pauvres tout ce que je possède et devenir pauvre moi-même – si je veux !(8) »
Or le « si je veux » prend chez Schopenhauer un sens totalement aliénant. Car précisément, je ne choisirai que ce qu’aura décidé ma volonté. La volonté (qui désigne, chez Schopenhauer, pulsion, affect, désir, instinct, passion) devient le lieu de mon asservissement. Pour choisir autrement, il faudrait que je fusse autre, c’est-à-dire que mes affects, mes désirs, mes passions soient différents. Et Schopenhauer de poursuivre sa réflexion : « Il est à présent six heures du soir, ma journée de travail est finie. Je peux maintenant faire une promenade ou bien aller au club. Je peux aussi monter sur la tour pour voir le coucher du soleil. Je peux aussi aller au théâtre, je peux faire une visite à tel ami ou à tel autre. Je peux même m’échapper par la porte de la ville, m’élancer au milieu du vaste univers, et ne jamais revenir… Tout cela ne dépend que de moi, j’ai la pleine liberté d’agir à ma guise ; et cependant je n’en ferai rien, mais je vais rentrer du moins volontairement au logis auprès de ma femme(9). » Cet homme-là se croit assurément libre alors qu’il ne l’est en rien car en agissant de telle ou telle manière, il ne fera que traduire simplement la motivation la plus forte qui l’emportera au sein de sa volonté. Or, il est impossible à ce travailleur de six heures du soir d’agir hors de sa volonté. Et Schopenhauer de prendre une image, celle du cours d’eau. Celui-ci peut s’écouler tranquillement ou s’élever en vagues. Cela dépend du vent. À l’eau, il faut une cause, à l’homme des motifs. En fait, comme le remarque Schopenhauer, l’homme peut seulement se décider après choix, le choix de sa volonté.
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