De ces objets, celui qui est le plus fort en tant que motif détermine aussitôt leur volonté : chez eux, par conséquent, la causalité directe du motif se révèle d’une façon très manifeste. Le dressage, qui n’est qu’une crainte opérant par l’intermédiaire de l’habitude, constitue une exception apparente à ce qui précède ; les actes instinctifs en sont une autre, véritable sous certains rapports ; car l’animal, en vertu de l’instinct qui est en lui, est mû, dans l’ensemble de ses actions, non pas, à proprement parler, par des motifs, mais par une impulsion et une puissance intérieures. Cette impulsion cependant, dans le détail des actions individuelles et pour chaque moment déterminé, est dirigée d’une façon précise par des motifs, ce qui nous permet de rentrer dans la donnée générale. L’examen plus approfondi de la théorie de l’instinct m’entraînerait ici trop loin de mon sujet : le 27e chapitre du second volume de mon ouvrage principal y est consacré(31). – L’homme, par contre, grâce à sa capacité de former des représentations non sensibles, au moyen desquelles il pense et réfléchit, domine un horizon infiniment plus étendu, qui embrasse les objets absents comme les objets présents, l’avenir comme le passé : il offre donc, pour ainsi dire, une surface beaucoup plus grande à l’action des motifs extérieurs, et peut, par conséquent, exercer son choix entre un nombre beaucoup plus considérable d’objets que l’animal, dont les regards sont bornés aux limites étroites du présent. En général, ce n’est pas ce qui est immédiatement présent dans l’espace et dans le temps à sa perception sensible, qui détermine ses actions : ce sont bien souvent de simples pensées, qu’il a constamment en tête et qui peuvent le soustraire à l’action immédiate et fatale de la réalité présente. Lorsqu’elles ne remplissent pas ce rôle, on dit que l’homme agit déraisonnablement : au contraire, on dit que sa conduite est raisonnable, lorsqu’il agit uniquement sous l’influence de pensées bien mûries, et par suite complètement indépendantes de l’impression des objets sensibles présents. Le fait même que l’homme soit dirigé dans ses actes par une classe particulière de représentations que l’animal ne connaît pas (notions abstraites, pensées) se révèle jusque dans son existence intérieure ; car l’homme imprime à toutes ses actions, même aux plus insignifiantes, même à ses mouvements et à ses pas, l’empreinte et le caractère de l’intentionnalité et de la préméditation. Ce caractère différencie si nettement la manière d’agir de l’homme de celle des animaux, que l’on conçoit par quels fils déliés et à peine visibles (les motifs constitués par de simples pensées) ses mouvements sont dirigés, tandis que les animaux sont mus et gouvernés par les grossières et visibles attaches de la réalité sensible. Mais la différence entre l’homme et l’animal ne s’étend pas plus loin. La pensée devient motif, comme la perception devient motif, aussitôt qu’elle peut exercer son action sur une volonté humaine. Or tous les motifs sont des causes, et toute causalité entraîne la nécessité. L’homme peut d’ailleurs, au moyen de sa faculté de penser, évoquer devant son esprit dans l’ordre qui lui plaît, en les intervertissant ou en les ramenant à plusieurs reprises, les motifs dont il sent l’influence peser sur lui, afin de les placer successivement devant le tribunal de sa volonté ; c’est en cette opération que consiste la délibération. L’homme est capable de délibération, et, en vertu de cette faculté, il a, entre divers actes possibles, un choix beaucoup plus étendu que l’animal. Il y a déjà là pour lui une liberté relative, car il devient indépendant de la contrainte immédiate des objets présents, à l’action desquels la volonté de l’animal est absolument soumise. L’homme, au contraire, se détermine indépendamment des objets présents, d’après des idées, qui sont ses motifs à lui. Cette liberté relative n’est en réalité pas autre chose que le libre arbitre tel que l’entendent des personnes instruites, mais peu habituées à aller au fond des choses : elles reconnaissent avec raison dans cette faculté un privilège exclusif de l’homme sur les animaux. Mais cette liberté n’est pourtant que relative, parce qu’elle nous soustrait à la contrainte des objets présents, et comparative, en ce qu’elle nous rend supérieurs aux animaux. Elle ne fait que modifier la manière dont s’exerce la motivation, mais la nécessité de l’action des motifs n’est nullement suspendue, ni même diminuée. Le motif abstrait, consistant simplement dans une pensée, est un motif extérieur, nécessitant la volonté, aussi bien que le motif sensible, produit par la présence d’un objet réel : par suite, c’est une cause aussi bien que tout autre motif, et même, comme les autres, c’est toujours un motif réel, matériel, en tant qu’il repose en dernière analyse sur une impression de l’extérieur, perçue en quelque lieu et à quelque époque que ce soit. La seule différence est dans la longueur plus grande du fil directeur des mouvements humains : je veux dire par là que les motifs de cette espèce n’agissent pas comme les motifs purement sensibles, sous la condition expresse de l’immédiation dans le temps et dans l’espace, mais que leur influence s’étend à une distance plus grande, à un intervalle plus long, grâce à l’enchaînement successif de notions et de pensées se rattachant les unes aux autres. La cause en est dans la constitution même, et dans l’éminente réceptivité de l’organe qui subit l’influence des motifs, et se modifie en conséquence, à savoir le cerveau de l’homme, où siège la raison. Mais cela n’atténue pas le moins du monde la puissance causale des motifs, ni la nécessité avec laquelle s’exerce leur action. Ce n’est donc qu’en considérant la réalité d’une façon très superficielle qu’on peut prendre pour une liberté d’indifférence cette liberté relative et comparative dont nous venons de parler. La faculté délibératrice qui en provient n’a en vérité d’autre effet que de produire le conflit si souvent pénible entre les motifs, que précède l’irrésolution, et dont le champ de bataille est l’âme et l’intelligence tout entière de l’homme. Il laisse, en effet, les motifs essayer à plusieurs reprises leurs forces respectives sur sa volonté, en se contrebalançant les uns les autres, de manière que sa volonté se trouve dans la même situation qu’un corps sur lequel différentes forces agissent en des directions opposées, – jusqu’à ce qu’enfin le motif le plus fort oblige les autres à lui céder la place et détermine seul la volonté. C’est cette issue du conflit des motifs qui s’appelle la résolution, et qui se trouve revêtue, en cette qualité, d’un caractère d’absolue nécessité.

Si maintenant nous envisageons encore une fois toute la série des formes de la causalité, parmi lesquelles on distingue nettement les causes dans le sens le plus étroit du mot, puis les excitations, et enfin les motifs (qui eux-mêmes se subdivisent en motifs sensibles en motifs abstraits), nous remarquerons que, lorsque nous parcourons de bas en haut la série des êtres, la cause et l’effet se différencient de plus en plus, se distinguent plus clairement et deviennent plus hétérogènes, la cause devenant de moins en moins matérielle et palpable ; – de sorte qu’il semble qu’à mesure que l’on avance, la cause contient toujours moins de force, et l’effet toujours davantage ; le lien qui existe entre la cause et l’effet devient fugitif, insaisissable, invisible. Dans la cause mécanique, ce lien est le plus apparent de tous, et c’est pourquoi cette forme de la causalité est la plus facile à comprendre : de là cette tendance née au siècle dernier, encore subsistante en France, et qui plus récemment s’est révélée même en Allemagne, de ramener toute espèce de causalité à celle-là, et d’expliquer par des causes mécaniques tous les phénomènes physiques et chimiques, puis, en s’appuyant sur la connaissance de ceux-ci, d’expliquer mécaniquement jusqu’au phénomène de la vie. Le corps qui donne une impulsion meut le corps immobile qui la reçoit, et il perd autant de force qu’il en communique ; en ce cas nous voyons immédiatement la cause se transformer en un effet de même nature : ils sont tous les deux parfaitement homogènes, exactement commensurables, et en même temps sensibles. Il en est ainsi dans tous les phénomènes purement mécaniques. Mais l’on trouvera que ce mode d’action se transforme de plus en plus à mesure que l’on remonte l’échelle des êtres, et que les différences indiquées plus haut tendent à s’accentuer.

Que l’on examine, pour s’en convaincre le rapport entre l’effet et la cause à différents degrés d’intensité, par exemple, entre la chaleur en tant que cause et ses divers effets, tels que la dilatation, l’ignition(32), la fusion, l’évaporation, la combustion, la thermo-électricité, etc., – ou entre l’évaporation en tant que cause, et le refroidissement, la cristallisation, qui en sont les effets : ou entre le frottement du verre, envisagé comme cause, et le développement de l’électricité libre avec ses singuliers phénomènes ; ou bien entre l’oxydation lente des plaques, et le galvanisme, avec tous les phénomènes électriques, chimiques, et magnétiques qui s’y rattachent. Donc la cause et l’effet se différencient de plus en plus, deviennent de plus en plus hétérogènes, leur lien devient plus difficile à saisir, l’effet semble renfermer plus que la cause, parce que celle-ci paraît de moins en moins palpable et matérielle. Toutes ces différences se manifestent plus clairement encore quand nous passons au règne organique, où ce ne sont plus que de simples excitations, – tantôt extérieures comme celles de la lumière, de la chaleur, de l’air, du sol, de la nourriture ; tantôt intérieures, comme l’action des sucs et l’action réciproque des organes – qui agissent comme causes, tandis que la vie, dans sa complication infinie et ses variétés d’aspects innombrables, se présente comme l’effet et la résultante de toutes ces causes, sous les différentes formes de l’existence végétale et animale.

Mais pendant que cette hétérogénéité, cette incommensurabilité, cette obscurité toujours croissante des rapports entre la cause et l’effet se manifestent dans le règne organique, la nécessité que la liaison causale impose se trouve-t-elle atténuée en rien ? Aucunement, pas le moins du monde.