C’est ainsi que nous pouvons par l’usage du vin ou de l’opium tendre les énergies de notre esprit, et les exalter d’une façon notable ; mais si nous dépassons une certaine limite, le résultat est tout à fait opposé. – C’est cette forme de la causalité, désignée sous le nom d’irritabilité, qui détermine toutes les modifications des organismes, considérés comme tels. Toutes les métamorphoses successives et tous les développements des plantes, ainsi que toutes les modifications uniquement organiques et végétatives, ou fonctions des corps animés, se produisent sous l’influence d’excitations. C’est de cette façon qu’agissent sur eux la lumière, la chaleur, l’air, la nourriture, – qu’opèrent les attouchements, la fécondation, etc. – Tandis que la vie des animaux, outre ce qu’elle a de commun avec la vie végétative, se meut encore dans une sphère toute différente, dont je vais parler à l’instant, la vie des plantes, au contraire, se développe tout entière sous l’influence de l’excitation. Tous leurs phénomènes d’assimilation, leur croissance, la tendance de leurs tiges vers la lumière, de leurs racines vers un terrain plus propice, leur fécondation, leur germination, etc., ne sont que des modifications dues à l’excitation. Dans quelques espèces, d’ailleurs, fort rares, on constate, outre les qualités énumérées plus haut, la production d’un mouvement particulier et rapide, qui lui-même n’est que la conséquence d’une excitation, et qui leur a fait donner cependant le nom de plantes sensitives. Ce sont principalement, comme on sait, la Mimosa pudica, le Hedysarum gyrans, et la Dionœa muscipula(29). La détermination exclusive et absolument générale par l’excitation est le caractère distinctif des plantes. On peut donc considérer comme appartenant au règne végétal tout corps, dont les mouvements et modifications particulières et conformes à sa nature se produisent toujours et exclusivement sous l’influence de l’excitation.

3° La troisième forme de la causalité motrice est particulière au règne animal, et le caractérise : c’est la motivation, c’est-à-dire la causalité agissant par l’intermédiaire de l’entendement. Elle intervient dans l’échelle naturelle des êtres au point où la créature ayant des besoins plus compliqués et par suite fort variés, ne peut plus les satisfaire uniquement sous l’impulsion des excitations, qu’elle devrait toujours attendre du dehors ; il faut alors qu’elle soit en état de choisir, de saisir, de rechercher même, les moyens de donner satisfaction à ces nouveaux besoins. Voilà pourquoi, dans les êtres de cette espèce, on voit se substituer à la simple réceptivité des excitations, et aux mouvements qui en sont la conséquence, la réceptivité des motifs, c’est-à-dire une faculté de représentation, un intellect, offrant d’innombrables degrés de perfection, et se présentant matériellement sous la forme d’un système nerveux et d’un cerveau, avec le privilège de la connaissance. On sait d’ailleurs qu’à la base de la vie animale est une vie purement végétative, qui en cette qualité ne procède que sous l’influence de l’excitation. Mais tous ces mouvements d’un ordre supérieur que l’animal accomplit en tant qu’animal, et qui pour cette raison dépendent de ce que la physiologie désigne sous le nom de fonctions animales, se produisent à la suite de la perception d’un objet, par conséquent sous l’influence de motifs. On comprendra donc sous l’appellation d’animaux tous les êtres dont les mouvements et modifications caractéristiques et conformes à leur nature, s’accomplissent sous l’impulsion des motifs, c’est-à-dire de certaines représentations présentes à leur entendement, dont l’existence est déjà présupposée par elles. Quelques innombrables degrés de perfection que présentent dans la série animale la puissance de la faculté représentative, et le développement de l’intelligence, chaque animal en possède pourtant une quantité suffisante pour que les objets extérieurs puissent agir sur lui, et provoquer ses mouvements, en tant que motifs. C’est cette force motrice intérieure, dont chaque manifestation individuelle est provoquée par un motif, que la conscience perçoit intérieurement, et que nous désignons sous le nom de volonté.

Savoir si un corps donné se meut d’après des excitations ou d’après des motifs, c’est ce qui ne peut jamais faire de doute même pour l’observation externe (et c’est à ce point de vue que nous nous sommes placés ici). L’excitation et les motifs agissent en effet de deux manières si complètement différentes, qu’un examen même superficiel ne saurait les confondre. Car l’excitation agit toujours par contact immédiat, ou même par intussusception, et là où le contact n’est pas apparent, comme dans les cas où la cause excitatrice est l’air, la lumière, ou la chaleur, ce mode d’action se trahit néanmoins parce que l’effet est dans une proportionnalité manifeste avec la durée et l’intensité de l’excitation, quand même cette proportionnalité ne reste pas constante à tous les degrés. Dans le cas, au contraire, où c’est un motif qui provoque le mouvement, ces rapports caractéristiques disparaissent complètement. Car ici l’intermédiaire propre entre la cause et l’effet n’est pas l’atmosphère, mais seulement l’entendement. L’objet agissant comme motif n’a absolument besoin, pour exercer son influence, que d’être perçu et connu ; il n’importe plus de savoir pendant combien de temps, avec quel degré de clarté, et à quelle distance (du sujet), l’objet perçu est tombé sous le sens. Toutes ces particularités, ne changent rien ici à l’intensité de l’effet ; dès que l’objet a été seulement perçu, il agit d’une façon tout à fait constante ; – à supposer toutefois qu’il puisse être un principe de détermination pour la volonté individuelle qu’il s’agit d’émouvoir. Sous ce rapport, d’ailleurs, il en est de même des causes physiques et chimiques, parmi lesquelles on range toutes les excitations, et qui ne produisent leur effet que si le corps à affecter présente à leur action une réceptivité propice. Je disais tout à l’heure : « de la volonté qu’il s’agit d’émouvoir », car, comme je l’ai déjà indiqué, ce qui est désigné ici sous le nom de volonté, force immédiatement et intérieurement présente à la conscience des êtres animés, est cela même qui, à proprement parler, communique au motif la force d’action, et le ressort caché du mouvement qu’il sollicite. Dans les corps qui se meuvent exclusivement sous l’influence de l’excitation, les végétaux, nous appelons cette condition intérieure et permanente d’activité, la force vitale – dans les corps qui ne se meuvent que sous l’influence de motifs (dans le sens le plus étroit du mot), nous l’appelons force naturelle, ou l’ensemble de leurs qualités. Cette énergie intérieure doit toujours être posée d’avance, et antérieurement à toute explication (des phénomènes), comme quelque chose d’inexplicable, parce qu’il n’est dans le sombre intérieur des êtres aucune conscience aux regards de laquelle elle puisse être immédiatement accessible. Maintenant, laissant de côté le monde phénoménal, pour diriger nos recherches sur ce que Kant appelle la chose en soi, nous pourrions nous demander si cette condition intérieure de la réaction de tous les êtres sous l’influence de motifs extérieurs, subsistant même dans le domaine de l’inconscient et de l’inanimé, ne serait peut-être pas essentiellement identique à ce que nous désignons en nous-mêmes sous le nom de volonté, comme un philosophe contemporain a prétendu le démontrer ; – mais c’est là une hypothèse que je me contente d’indiquer, sans vouloir toutefois y contredire formellement(30).

Par contre, je ne dois pas laisser sans examen la différence qui, dans la motivation même, constitue la suprématie de la conscience humaine comparée à celle de tout autre animal. Cette suprématie, que désigne à proprement parler le mot raison, consiste en ce que l’homme n’est pas seulement capable, comme l’animal, de percevoir par les sens le monde extérieur, mais qu’il sait aussi, par l’abstraction, tirer de ce spectacle des notions générales (notiones universales), qu’il désigne par des mots, afin de pouvoir les fixer et les avoir à l’esprit. Ces mots donnent lieu ensuite à d’innombrables combinaisons, qui toujours, il est vrai, comme aussi les notions dont elles sont formées, se rapportent au monde perçu par les sens, mais dont l’ensemble constitue cependant ce qu’on appelle la pensée, grâce à laquelle peuvent se réaliser les grands avantages de la race humaine sur toutes les autres, à savoir le langage, la réflexion, la mémoire du passé, la prévision de l’avenir, l’intention, l’activité commune et méthodique d’un grand nombre d’intelligences, la société politique, les sciences, les arts, etc. Tous ces privilèges dérivent de la faculté particulière qu’a l’homme de former des représentations non sensibles, abstraites, générales, que l’on appelle concepts (c’est-à-dire l’ensemble des choses), parce que chacune d’elles comprend une collection considérable d’individus. Cette faculté fait défaut aux animaux, même aux plus intelligents : aussi n’ont-ils d’autres représentations que des représentations sensibles, et ne connaissent-ils que ce qui tombe immédiatement sous leurs sens, vivant uniquement renfermés dans le moment présent. Les mobiles par lesquels leur volonté est influencée doivent par suite être toujours présents et sensibles. Il en résulte que leur choix ne peut être que fort limité, car il ne peut s’exercer qu’entre les objets accessibles à l’instant même à leur vue bornée et à leur pouvoir représentatif étroit, c’est-à-dire contigus dans l’espace et dans le temps.