Car toute chose qui est doit avoir une nature particulière, caractéristique, grâce à laquelle elle est ce qu’elle est, nature qu’elle atteste par tous ses actes, dont les manifestations sont provoquées nécessairement par les causes extérieures ; tandis que, par contre, cette nature même n’est aucunement l’ouvrage de ces causes, et n’est pas modifiable par elles. Mais tout ceci est aussi vrai de l’homme et de sa volonté, que de tous les êtres de la création. Lui aussi, outre le simple attribut de l’existence, a une essence fixe, c’est-à-dire des qualités caractéristiques, qui constituent précisément son caractère, et n’ont besoin que d’une excitation du dehors pour entrer en jeu. Par suite, s’attendre à ce qu’un homme, sous des influences identiques, agisse tantôt d’une façon, et tantôt d’une autre absolument opposée, c’est comme si l’on voulait s’attendre à ce que le même arbre qui l’été dernier a porté des cerises, porte l’été prochain des poires. Le libre arbitre implique, à le considérer de près, une existence sans essence, c’est-à-dire quelque chose qui est et qui en même temps n’est rien, par conséquent qui n’est pas, – d’où une contradiction manifeste.

C’est aux vues exposées ci-dessus, comme aussi à la valeur certaine a priori et par suite absolument générale du principe de causalité, qu’il faut attribuer ce fait, que tous les penseurs vraiment profonds de toutes les époques, quelque différentes que pussent être leurs opinions sur d’autres matières, se sont accordés cependant pour soutenir la nécessité des volontés sous l’influence de motifs, et pour repousser d’une commune voix le libre arbitre. Et même – précisément parce que la grande et incalculable majorité de la multitude, incapable de penser et livrée tout entière à l’apparence et au préjugé, a de tous temps résisté obstinément à cette vérité, – ils se sont complu à la mettre en toute évidence, à l’exagérer même, et à la soutenir par les expressions les plus décidées, souvent même les plus dédaigneuses. Le symbole le plus connu qu’ils aient adopté à cet effet est l’âne de Buridan(47), que l’on cherche toutefois en vain, depuis environ un siècle, dans les ouvrages qui nous restent sous le nom de ce sophiste. Je possède moi-même une édition des Sophismata, imprimée apparemment au XVe siècle, sans indication de lieu, ni de date, ni même de pagination, que j’ai souvent, mais inutilement, feuilletée à cet effet, bien que presque à chaque page l’auteur prenne pour exemples des ânes. Bayle, dont l’article Buridan dans le Dictionnaire historique est la base de tout ce qui a été écrit sur cette question, dit très inexactement qu’on ne connaît de Buridan que ce seul sophisme, tandis que je possède de lui tout un in-quarto qui en est rempli. Bayle, qui traite la question si explicitement, aurait dû aussi savoir (ce qui d’ailleurs ne paraît pas non plus avoir été remarqué depuis) que cet exemple, qui, dans une certaine mesure, est devenu l’expression typique et symbolique de la grande vérité pour laquelle je combats, est beaucoup plus ancien que Buridan. Il se trouve déjà dans le Dante, qui concentrait en lui toute la science de son époque, et qui vivait avant Buridan. Le poète, qui ne parle pas d’ânes, mais d’hommes, commence le 4e livre de son Paradiso par le tercet suivant :

Entre deux mets placés à pareille distance,

Tous deux d’égal attrait, l’homme libre balance

Mourant de faim avant de mordre à l’un des deux.

Aristote lui-même exprime déjà cette pensée, lorsqu’il dit (De cœlo, II, 13) : « Il en est comme d’un homme ayant très faim et très soif, mais se trouvant à une distance égale d’un aliment et d’une boisson : nécessairement, il restera immobile. » Buridan, qui a emprunté son exemple à cette source, se contenta de mettre un âne à la place de l’homme, simplement parce que c’est l’habitude de ce pauvre scolastique de prendre pour exemples Socrate, Platon, ou asinus.

La question du libre arbitre est vraiment une pierre de touche avec laquelle on peut distinguer les profonds penseurs des esprits superficiels, ou plutôt une limite où ces deux classes d’esprits se séparent, les uns soutenant à l’unanimité la nécessitation rigoureuse des actions humaines, étant donné le caractère et les motifs, les autres par contre se ralliant à la doctrine du libre arbitre, d’accord en cela avec la grande majorité des hommes. Il existe encore un parti moyen, celui des esprits timides, qui, se sentant embarrassés, louvoient de côté et d’autre, reculent le but pour eux-mêmes et pour autrui, se réfugient derrière des mots et des phrases, ou tournent et retournent la question si longtemps, qu’on finit par ne plus savoir de quoi il s’agit. Tel a été autrefois le procédé de Leibniz(48) qui était bien plutôt un mathématicien et un polygraphe qu’un philosophe. Mais pour mettre au pied du mur ces discoureurs indécis et flottants, il faut leur poser la question de la manière suivante, et ne pas se départir de ce questionnaire :

1° Un homme donné, dans des circonstances données, peut-il faire également bien deux actions différentes, ou doit-il nécessairement en faire une ? – Réponse de tous les penseurs profonds : Une seulement.

Est-ce que la carrière écoulée de la vie d’un homme donné – étant admis que d’une part son caractère reste invariable, et de l’autre que les circonstances dont il a eu à subir l’influence sont déterminées nécessairement d’un bout à l’autre, et jusqu’à la plus infime, par des motifs extérieurs qui entrent toujours en jeu avec une nécessité rigoureuse, et dont la chaîne continue, formée d’une suite d’anneaux tous également nécessaires, se prolonge à l’infini – est-ce que cette carrière, en un point quelconque de son parcours, dans aucun détail, aucune action, aucune scène, aurait pu être différente de ce qu’elle a été ? – Non, est la réponse conséquente et exacte.

Le résultat de ces deux principes est celui-ci : Tout ce qui arrive, les plus petites choses comme les plus grandes, arrive nécessairement. Quidquid fit, necessario fit(49).

Celui qui se récrie à la lecture de ces principes montre qu’il a encore quelque chose à apprendre et quelque chose à oublier : mais il reconnaîtra ensuite que cette croyance à la nécessité universelle est la source la plus féconde en consolations et la meilleure sauvegarde de la tranquillité de l’âme. – Nos actions ne sont d’ailleurs nullement un premier commencement, et rien de véritablement nouveau ne parvient en elles à l’existence : mais par ce que nous faisons seulement, nous apprenons ce que nous sommes.

C’est aussi sur cette conviction, sinon clairement analysée, du moins pressentie, de la rigoureuse nécessité de tout ce qui arrive, que repose l’opinion si fermement établie chez les anciens au sujet du Fatum, (TEXTE GREC), comme aussi le fatalisme des Mahométans(50) ; j’en dirai autant de la croyance aux présages, si répandue et si difficile à extirper, précisément parce que même le plus petit accident se produit nécessairement, et que tous les événements, pour ainsi dire, marchent en mesure sous une même loi, de manière que tout se répercute dans tout. Enfin cette croyance implicite peut servir à expliquer pourquoi l’homme, qui, sans la moindre intention et par un pur hasard, en a tué ou estropié un autre, porte toute sa vie le deuil de ce piaculum, avec un sentiment qui semble se rapprocher du remords, et subit aussi de la part de ses semblables une espèce particulière de discrédit en tant que persona piacularis (homme de malheur). Il n’est pas jusqu’à la doctrine chrétienne de la prédestination, qui ne soit un produit lointain de cette conviction innée de l’invariabilité du caractère et de la nécessité de ses manifestations. – Enfin je ne veux pas supprimer ici une remarque, tout à fait incidente du reste, et à laquelle chacun, suivant ce qu’il pense sur certains sujets, peut attacher la valeur qu’il lui plaira. Si nous n’admettons pas la nécessitation rigoureuse de tout ce qui arrive, en vertu d’une causalité qui enchaîne tous les événements sans exception, et si nous laissons se produire en une infinité d’endroits de cette chaîne des solutions de continuité, par l’intervention d’une liberté absolue ; alors toute prévision de l’avenir, soit dans le rêve, soit dans le somnambulisme lucide, soit dans la seconde vue, devient, même objectivement, tout à fait impossible, et par conséquent inconcevable ; parce qu’il n’existe plus aucun avenir vraiment objectif, qui puisse être possiblement prévu ; tandis que maintenant nous n’en mettons en doute que les conditions subjectives, c’est-à-dire la possibilité subjective seulement. Et ce doute lui-même ne peut plus subsister aujourd’hui chez les personnes bien renseignées, après que d’innombrables témoignages, issus de sources dignes de foi, ont établi l’exactitude (la possibilité) de cette anticipation de l’avenir.

J’ajoute encore quelques considérations, comme corollaires à la doctrine ci-dessus établie, relativement à la nécessité de tous les événements.

Que deviendrait le monde, si la nécessité n’était point le fil conducteur qui passe pour ainsi dire à travers toutes choses et qui les unit, si surtout elle ne présidait pas à la production des individus ? Une monstruosité, un amas de décombres, une grimace (sic) dénuée de signification et de sens, – un produit du hasard véritable et proprement dit.

Souhaiter que quelque événement n’arrive point, c’est s’infliger follement un tourment gratuit : car cela revient à souhaiter quelque chose d’absolument impossible, et n’est pas moins déraisonnable que de souhaiter que le soleil se lève à l’Ouest. En effet, puisque tout événement, grand ou petit, est absolument nécessaire, il est parfaitement oiseux de méditer sur l’exiguïté ou la contingence des causes qui ont amené tel ou tel changement, et de penser combien il eût été aisé qu’il en fût différemment : tout cela est illusoire, car ces causes sont entrées en jeu et ont opéré en vertu d’une puissance aussi absolue que celle par laquelle le soleil se lève à l’Orient. Nous devons bien plutôt considérer les événements qui se déroulent devant nous du même œil que les caractères imprimés sur les pages d’un livre que nous lisons, en sachant bien qu’ils s’y trouvaient déjà, avant que nous les lussions.

CHAPITRE IV
MES PRÉDÉCESSEURS

À l’appui de l’affirmation formulée par moi plus haut au sujet de l’opinion de tous les profonds penseurs touchant notre problème, je veux rappeler au souvenir du lecteur des citations tirées des écrits de quelques grands hommes, qui se sont prononcés dans le même sens que nous.

Tout d’abord, pour tranquilliser ceux qui pourraient croire que des motifs religieux sont opposés à la vérité que je soutiens, je rappellerai que déjà Jérémie (10, 23) a dit : « Seigneur, je sais que la voie de l’homme n’est point à lui, et qu’il n’appartient pas à l’homme de marcher et de diriger lui-même ses pas. » Mais je m’en réfère surtout à Luther, qui, dans un livre consacré spécialement à cette question (le De Servo Arbitrio), combat avec toute sa violence la doctrine du libre arbitre. Quelques passages de ce livre suffisent pour caractériser son opinion, à l’appui de laquelle il invoque naturellement des raisons théologiques et non philosophiques. Je les cite d’après l’édition de Séb. Schmidt, Strasbourg, 1707. – « C’est pourquoi il est écrit dans tous les cœurs que le libre arbitre n’existe point : bien que cette vérité soit obscurcie par tant d’argumentations contradictoires, et l’autorité de tant de grands hommes (p. 145). – Je veux avertir ici les partisans du libre arbitre, pour qu’ils se le tiennent pour dit, qu’en affirmant le libre arbitre, ils nient le Christ (p.