214). – Contre le libre arbitre militent tous les témoignages de l’Écriture qui prédisent la venue du Christ. Mais ces témoignages sont innombrables ; bien plus, ils sont l’Écriture tout entière. Aussi, si l’Écriture doit être juge de ce différend, notre victoire sera si complète qu’il ne restera même plus à nos adversaires une seule lettre, un seul iota qui ne condamne la croyance au libre arbitre (p. 220). »
Passons maintenant aux philosophes. Les anciens ne sont pas à consulter sérieusement sur cette question, parce que leur philosophie, pour ainsi dire encore à l’état d’innocence (d’enfance), ne s’était pas fait une idée adéquate des deux problèmes les plus profonds et les plus graves de la philosophie moderne, à savoir celui du libre arbitre et celui de la réalité du monde extérieur, ou du rapport de l’idéal et du réel. Quant au degré de clarté et de compréhension auquel ils avaient amené la question du libre arbitre, c’est ce dont on peut se rendre compte d’une façon satisfaisante par l’Éthique à Nicomaque d’Aristote (III, c. 1-8) ; on reconnaîtra que son jugement à ce sujet ne concerne essentiellement que la liberté physique et intellectuelle, et c’est pourquoi il ne parle jamais que de l’(TEXTE GREC) (volontaire) et de (TEXTE GREC) (involontaire), confondant les actes volontaires avec les actes libres. Le problème beaucoup plus difficile de la liberté morale ne s’est pas encore présenté à lui, quoique par moments sa pensée s’étende jusque-là, surtout en deux passages de l’Éthique à Nicomaque (II, 2, et III, 7) ; mais il commet l’erreur de déduire le caractère des actions, au lieu de suivre la marche inverse. De même il critique très à tort l’opinion de Socrate citée plus haut (p. 109) : mais en d’autres endroits il se l’est appropriée, par exemple lorsqu’il dit : « Quant à la disposition naturelle, elle ne dépend évidemment pas de nous ; c’est par une sorte d’influence toute divine qu’elle se rencontre dans certains hommes, qui ont vraiment, on peut dire, une chance heureuse. (Éthique à Nicomaque, X, 10) » Plus loin : « La première condition, c’est que le cœur soit naturellement porté à la vertu, aimant le beau et détestant le laid (Id.) » – ce qui s’accorde avec le passage cité plus haut, ainsi qu’avec celui-ci de l’Ethica magna (I, 10) : « Pour être le plus vertueux des hommes, il ne suffira pas de vouloir, si la nature ne nous y aide pas ; mais néanmoins on sera bien meilleur, par suite de cette noble résolution. » Aristote traite la question du libre arbitre au même point de vue dans l’Ethica magna (I, 9, 18) et dans l’Ethica Eudemia (II, 6-10), où il s’approche encore un peu plus de la véritable donnée du problème : mais là aussi il reste hésitant et superficiel. Sa méthode constante est de ne pas aborder les problèmes directement, par voie d’analyse, mais de procéder synthétiquement, de tirer des conséquences d’indices extérieurs ; au lieu de pénétrer dans la question, pour atteindre le fond des choses, il s’en tient aux caractères extérieurs, voire même aux mots. Cette méthode égare facilement, et dans les problèmes plus complexes ne conduit jamais à la solution. Ici il s’arrête court devant la prétendue antithèse entre le nécessaire et le volontaire, (TEXTE GREC), comme devant un mur : or, ce n’est qu’en s’élevant au-dessus de cette contradiction apparente qu’on peut atteindre à un point de vue supérieur, d’où l’on reconnaît que le volontaire est nécessaire précisément en tant que volontaire, à cause du motif qui détermine la volonté, sans lequel une volonté est tout aussi peu possible que sans un sujet voulant ; ce motif est d’ailleurs une cause, aussi bien que la cause mécanique, dont il ne se distingue que par des caractères secondaires. Aristote le reconnaît lui-même (Eth. Eudem., II, 10) : « Le cujus gratia (la cause finale) est elle-même une espèce de cause. »
C’est pourquoi cette antinomie entre le volontaire et le nécessaire n’est aucunement fondée ; bien qu’aujourd’hui encore plusieurs prétendus philosophes en soient encore là-dessus au même point qu’Aristote.
Cicéron expose assez clairement la question du libre arbitre, dans le livre De Fato (c. 10 et c. 17). Le sujet de son ouvrage le conduit d’ailleurs très facilement et très naturellement à l’examen de cette difficulté. Cicéron est personnellement partisan du libre arbitre ; mais nous voyons par lui que déjà Chrysippe et Diodore ont dû se faire du problème une idée assez exacte. – Il faut aussi signaler le 13e Dialogue des morts de Lucien, entre Minos et Sostrate, dans lequel le libre arbitre et avec lui la responsabilité sont expressément niés.
Le 4e Livre des Maccabées, dans la Bible des Septante(51) (il manque dans la Bible de Luther), est lui-même en quelque façon une dissertation sur le libre arbitre, en tant qu’il y est prouvé que la raison (TEXTE GREC) possède la force de surmonter toutes les passions et toutes les affections, ce que l’auteur confirme par l’exemple des martyrs juifs dans le second livre.
La plus ancienne expression précise à moi connue de notre problème se trouve dans Clément d’Alexandrie(52), qui dit (Strom., 1, 17) : « Ni les éloges, ni les honneurs, ni les supplices ne sont fondés en justice, si l’âme n’a pas la libre puissance de désirer et de s’abstenir, et si le vice est involontaire. » Puis, après une phrase relative à une idée exprimée plus haut, il ajoute : « afin qu’autant que possible Dieu ne soit pas la cause des vices des hommes. » Cette conclusion hautement remarquable montre dans quelles intentions l’Église s’empare aussitôt du problème, et quelle solution elle adoptait d’avance comme conforme à ses intérêts. – Presque deux cents ans plus tard nous trouvons la doctrine du libre arbitre exposée avec détail par Némésius, dans son ouvrage De Natura hominis (chap. 35, ad finem, et chap. 39-41). Le libre arbitre y est identifié sans plus ample discussion avec l’acte volontaire, ou le choix, et, en conséquence, exposé et défendu avec ardeur. Malgré cela, il y a déjà dans ce livre un pressentiment de la véritable question.
Mais le premier qui ait fait preuve d’une connaissance parfaitement adéquate de notre problème avec tout ce qui s’y rattache est le Père de l’Église saint Augustin, qui, par cette raison, quoiqu’il soit bien plutôt un théologien qu’un philosophe, mérite d’être pris en considération. Toutefois nous le voyons aussitôt plongé dans un embarras remarquable, et livré à une hésitation et à un doute qui le conduisent jusqu’à des inconséquences et à des contradictions, dans ses trois livres De libero arbitrio. Il ne veut pas, en effet, à l’exemple de Pélage(53) accorder à l’homme le libre arbitre, de crainte que le péché originel, la nécessité de la rédemption, et la libre élection à la grâce ne se trouvent ainsi supprimés, et qu’en même temps l’homme puisse par ses propres forces devenir juste et mériter le salut. Il donne même à entendre (Argumentum in libros de lib. arb. ex Lib., I, c. 9, Retractationum desumtum) que sur ce point de doctrine (pour lequel Luther combattit si vivement plus tard), il en aurait dit encore davantage, si son livre n’avait pas été écrit avant l’hérésie de Pélage, contre laquelle il rédigea immédiatement son ouvrage De la nature et de la grâce. Il dit d’ailleurs (De lib. arb., III, 18) : « Si l’homme, étant autrement, était bon, et qu’étant comme il est maintenant, il ne le soit pas, et qu’il se trouve dans l’impuissance de l’être, soit en ne voyant pas comment il devrait être, soit en le voyant sans le pouvoir devenir, [qui peut douter qu’un tel état ne soit pas une peine et un châtiment ?] » Plus loin : « On ne doit point s’étonner que l’ignorance l’empêche d’avoir une volonté libre pour choisir le bien, ni que par la résistance habituelle de la chair, dont les forces et les révoltes se sont en quelque façon naturellement accrues par la succession des temps, et des hommes sujets à la mort, il voie ce qu’il faudrait faire, et qu’il le veuille sans le pouvoir accomplir. » Et dans l’argument précité : « Si donc la volonté même n’est délivrée par le secours de Dieu de la servitude qui la fait devenir esclave du péché, et si elle n’est aidée pour vaincre les vices, les hommes mortels ne peuvent vivre ni avec justice ni avec piété. » D’autre part cependant trois motifs le sollicitaient à défendre le libre arbitre :
1° Son opposition envers les Manichéens, contre lesquels les trois livres sur le libre arbitre sont expressément dirigés, parce qu’ils niaient le libre arbitre et admettaient une autre source du mal moral et du mal physique. (Le principe du mal, Hylé). C’est à eux qu’il fait déjà allusion dans le dernier chapitre du livre De animae quantitate : « L’âme a reçu en don le libre arbitre, et ceux qui essaient de le lui contester par des raisons frivoles (nugatoriis) sont tout à fait aveugles. »
2° L’illusion naturelle, dont nous avons dévoilé l’origine, et par l’effet de laquelle le témoignage de la conscience « Je peux faire ce que je veux » est considéré comme l’affirmation du libre arbitre, et le volontaire confondu avec le libre (V.
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