Ce n’est qu’autant que nous concevons une chose comme la conséquence d’une raison déterminée, que nous en reconnaissons la nécessité ; et inversement, aussitôt que nous reconnaissons qu’une chose découle à titre d’effet d’une raison suffisante, nous concevons qu’elle est nécessaire : car toutes les raisons contraignent. Cette explication est si adéquate et si complète, que les deux notions de nécessité et de conséquence d’une raison donnée sont des notions réciproques, c’est-à-dire qu’elles peuvent être substituées l’une à l’autre. Ensuite de quoi l’absence de nécessité est identique à l’absence d’une raison suffisante déterminante. On peut cependant concevoir l’idée de la contingence comme opposée à celle de la nécessité : ce dont on ne discute pas. Car toute contingence n’est que relative. Dans le monde réel, en effet, qui peut seul nous donner l’idée du hasard, chaque événement est nécessaire, par rapport à sa cause ; mais il peut être contingent par rapport à tous les autres objets, entre lesquels et lui peuvent se produire des coïncidences fortuites dans l’espace et dans le temps. Il faudrait donc que la liberté, dont le caractère essentiel est l’absence de toute nécessitation, fût l’indépendance absolue à l’égard de toute cause, c’est-à-dire la contingence et le hasard absolus. Or c’est là un concept souverainement problématique, qui peut-être ne saurait même pas être clairement pensé, et qui cependant, chose étrange à dire, se réduit identiquement à celui de la liberté. Quoi qu’il en soit, le mot libre signifie ce qui n’est nécessaire sous aucun rapport, c’est-à-dire ce qui est indépendant de toute raison suffisante. Si un pareil attribut pouvait convenir à la volonté humaine, cela voudrait dire qu’une volonté individuelle, dans ses manifestations extérieures, n’est pas déterminée par des motifs, ni par des raisons d’aucune sorte, puisque autrement – la conséquence résultant d’une raison donnée, de quelque espèce qu’elle soit, intervenant toujours avec une nécessité absolue – ses actes ne seraient plus libres, mais nécessités. Tel était le fondement de la pensée de Kant, lorsqu’il définissait la liberté, « le pouvoir de commencer de soi-même une série de modifications ». Car ces mots « de soi-même », ramenés à leur vraie signification, veulent dire « sans cause antécédente », ce qui est identique à « sans nécessité ». De sorte que cette définition, bien qu’elle semble en apparence présenter le concept de la liberté comme un concept positif, permet à une observation plus attentive d’en mettre de nouveau en évidence la nature négative.

Une volonté libre, avons-nous dit, serait une volonté qui ne serait déterminée par aucune raison, c’est-à-dire par rien, puisque toute chose qui en détermine une autre est une raison ou une cause(23) ; une volonté, dont les manifestations individuelles (volontés), jailliraient au hasard et sans sollicitation aucune, indépendamment de toute liaison causale et de toute règle logique. En présence d’une pareille notion, la clarté même de la pensée nous fait défaut, parce que le principe de raison suffisante, qui, sous tous les aspects qu’il revêt, est la forme essentielle de notre entendement, doit être répudié ici, si nous voulons nous élever à l’idée de la liberté absolue. Toutefois il ne manque pas d’un terme technique (terminus technicus ad hoc) pour désigner cette notion si obscure et si difficile à concevoir : on l’appelle liberté d’indifférence (liberum arbitrium indifferentiœ). D’ailleurs, de cet ensemble d’idées qui constituent le libre arbitre, celle-ci est la seule qui soit du moins clairement définie et bien déterminée ; aussi ne peut-on la perdre de vue, sans tomber dans des explications embarrassées, vagues, nuageuses, derrière lesquelles cherche à se dissimuler une timide insuffisance, – comme lorsqu’on parle de raisons n’entraînant pas nécessairement leurs conséquences. Toute conséquence découlant d’une raison est nécessaire, et toute nécessité est la conséquence d’une raison. L’hypothèse d’une pareille liberté d’indifférence entraîne immédiatement l’affirmation suivante, qui est caractéristique, et doit par conséquent être considérée comme la marque distinctive et l’indice de cette idée : à savoir qu’un homme, placé dans des circonstances données, et complètement déterminées par rapport à lui, peut, en vertu de cette liberté d’indifférence, agir de deux façons diamétralement opposées.

2° Qu’entend-on par conscience de soi.

Réponse : la conscience de soi-même (directe et immédiate) à l’opposé de la conscience d’autre chose, laquelle est la faculté de connaître. Cette dernière faculté, contient certes avant que d’autres choses n’y apparaissent, certaines formes qui sont du même genre et de la même manière que cet apparaître [a priori], qui sont par suite autant de conditions de possibilité de leur existence objective, existence pour nous en tant qu’objets : tels sont, comme on sait, le temps, l’espace, la causalité. Or, quoique ces formes de la connaissance soient en nous, elles n’ont pourtant pas d’autre but que de nous permettre de prendre connaissance des autres choses en tant que telles, et dans une relation constante avec ces formes ; aussi n’avons-nous pas à les considérer comme appartenant au domaine de la conscience, mais bien plutôt comme de simples conditions de la possibilité de toute connaissance des objets extérieurs, c’est-à-dire de la perception objective.

En outre, je ne me laisserai pas abuser par le double sens du mot conscientia employé dans la question, et je me garderai de confondre avec la conscience proprement dite l’ensemble des instincts moraux de l’homme, désigné sous le nom de conscience morale ou de raison pratique, avec les impératifs catégoriques que Kant lui attribue ; et cela, d’une part, parce que ces instincts ne commencent à se développer dans l’homme qu’à la suite de l’expérience et de la réflexion, c’est-à-dire à la suite de la conscience des choses autres, d’autre part, parce que dans ces instincts mêmes la ligne de démarcation entre ce qui appartient originairement et en propre à la nature humaine, et ce que l’éducation morale et religieuse y ajoute, n’est pas encore tracée d’une façon nette et indiscutable. D’ailleurs il n’entre certainement pas dans l’intention de l’Académie de voir détourner artificiellement la question sur le terrain de la morale par une confusion de la conscience morale avec la conscience psychologique, et d’entendre renouveler aujourd’hui la preuve morale, ou bien plutôt le postulat de Kant, démontrant la liberté par le sentiment a priori de la loi morale, au moyen du fameux argument (enthymème) : « Tu peux, parce que tu dois. »(24)

Il ressort de ce qui vient d’être dit que la partie la plus considérable de notre faculté cognitive en général n’est pas constituée par la conscience, mais par la connaissance des autres choses c’est-à-dire la faculté de connaître. Cette faculté est dirigée avec toutes ses forces vers le dehors, et est le théâtre (on peut même dire, à un point de vue plus élevé, la condition), du monde extérieur concret, dont elle commence tout d’abord par recevoir les impressions avec une passivité apparente ; mais bientôt, réunissant pour ainsi dire les connaissances acquises par cette voie, elle les élabore et les transforme en notions, qui, en se combinant indéfiniment avec le secours des mots, constituent la pensée. Ce qui nous resterait donc, après déduction de cette partie de beaucoup la plus considérable de notre faculté cognitive, ce serait la conscience psychologique. Nous concevons, dès lors, que la richesse de cette dernière faculté ne saurait être bien grande : aussi, si c’est la conscience qui doit véritablement renfermer les données nécessaires à la démonstration du libre arbitre, nous avons le droit d’espérer qu’elles ne nous échapperont pas. On a aussi émis l’hypothèse d’un sens intérieur(25), servant d’organe à la conscience, mais il faut le prendre plutôt au sens figuré qu’au sens réel, parce que les connaissances que la conscience nous fournit sont immédiates, et non médiates comme celles des sens. Quoi qu’il en soit, notre prochaine question s’énonce ainsi : Quel est le contenu de la conscience ? ou bien : Comment et sous quelle forme le moi que nous sommes se révèle-t-il immédiatement à lui-même ? – Réponse : En tant que le moi d’un être voulant. Chacun de nous, en effet, pour peu qu’il observe sa propre conscience, ne tardera pas à s’apercevoir que l’objet de cette faculté est invariablement la volonté de sa personne ; et par là il ne faut pas seulement entendre les volontés qui passent aussitôt à l’acte, ou les résolutions formelles qui se traduisent par des faits sensibles. Tous ceux en effet qui savent distinguer, malgré les différences dans le degré et dans la manière d’être, les caractères essentiels des choses, ne feront aucune difficulté pour reconnaître que tout fait psychologique, désir, souhait, espérance, amour, joie, etc., ainsi que les sentiments opposés, tels que la haine, la crainte, la colère, la tristesse, etc., en un mot toutes les affections et toutes les passions, doivent être comptées parmi les manifestations de la volonté ; car ce sont encore là que des mouvements plus ou moins forts, tantôt violents et tumultueux, tantôt calmes et réglés, de la volonté individuelle, selon qu’elle est libre ou enchaînée, contente ou mécontente, et se rapportant tous, avec une grande variété de direction, soit à la possession ou au manque de l’objet désiré, soit à la présence ou à l’éloignement de l’objet haï. Ce sont donc bien des affections multiples de la même volonté, dont la force active se manifeste dans nos résolutions et dans nos actes. On doit même ajouter à la précédente énumération les sentiments du plaisir et de la douleur : car, malgré la grande diversité sous laquelle ils nous apparaissent, on peut toujours les ramener à des affections relatives au désir ou à l’aversion, c’est-à-dire à la volonté prenant conscience d’elle-même en tant qu’elle est satisfaite ou non satisfaite, entravée ou libre : bien plus, cette catégorie comprend même les impressions corporelles, agréables ou douloureuses, et tous les innombrables intermédiaires qui séparent ces deux pôles de la sensibilité ; puisque ce qui fait l’essence de toutes ces affections, c’est qu’elles entrent immédiatement dans le domaine de la conscience en tant que conformes ou non conformes à la volonté. À y regarder de près, on ne peut même prendre immédiatement conscience de son propre corps qu’en tant qu’il est l’organe de la volonté agissant vers le dehors, et le siège de la sensibilité pour des impressions agréables ou douloureuses ; or ces impressions elles-mêmes, comme nous venons de le dire, se ramènent à des affections immédiates de la volonté, qui lui sont tantôt conformes et tantôt contraires.

Du reste, on peut indifféremment compter ou ne pas compter parmi les manifestations de la volonté ces sensations simples du plaisir et de la douleur ; il reste en tous cas que ces mille mouvements de la volonté, ces alternatives continuelles du vouloir et du non-vouloir, qui, dans leur flux et dans leur reflux incessants, constituent l’unique objet de la conscience, ou, si l’on veut, du sens intime, sont dans un rapport constant et universellement reconnu avec les objets extérieurs que la perception nous fait connaître.