Mais cela, comme il a été dit plus haut, n’est plus du domaine de la conscience immédiate, à la limite de laquelle nous sommes donc arrivés, au point où elle se confond avec la perception extérieure, dès que nous avons touché au monde extérieur. Or les objets dont nous prenons connaissance au dehors sont la matière même et l’occasion de tous les mouvements et actes de la volonté. On ne reprochera pas à ces mots de renfermer une pétition de principe : car que notre volonté ait toujours pour objet des choses extérieures vers lesquelles elle se porte, autour desquelles elle gravite, et qui la poussent, au moins en tant que motifs, vers une détermination quelconque, c’est ce que personne ne peut mettre en doute. Soustrait à cette influence, l’homme ne conserverait plus qu’une volonté complètement isolée du monde extérieur, et emprisonnée dans le sombre intérieur de la conscience individuelle. La seule chose qui soit encore douteuse à nos yeux, c’est le degré de nécessité avec lequel les objets du monde extérieur déterminent les actes de la volonté.

C’est donc la volonté qui est l’objet principal, je dirai même l’objet exclusif de la conscience. Mais la conscience peut-elle trouver en elle-même et en elle seule des données suffisantes qui permettent d’affirmer la liberté de cette volonté, dans le sens que nous avons précisé plus haut, le seul d’ailleurs qui soit clair et nettement déterminé ? C’est là même le problème vers la solution duquel nous allons maintenant diriger notre course, après nous en être rapprochés dans ce qui précède, en louvoyant il est vrai, mais déjà toutefois d’une manière notable.

CHAPITRE II
LA VOLONTÉ DEVANT LA CONSCIENCE

Quand un homme veut, il veut aussi quelque chose : son acte de volonté est toujours dirigé sur un objet, et ne peut être pensé qu’en rapport avec cet objet. Mais que signifie vouloir quelque chose ? Voici ce que j’entends par là. La volonté, qui en elle-même est seulement l’objet de la conscience, se produit sous l’influence de quelque mobile appartenant au domaine de la connaissance du non-moi, et qui par conséquent est un objet de la perception extérieure ; ce mobile, désigné au point de vue de cette influence sous le nom de motif, est non seulement la cause excitatrice, mais la matière de la volonté, parce que celle-ci est dirigée sur lui, c’est-à-dire qu’elle a pour but de le modifier en quelque façon, qu’elle réagit par conséquent sur lui (à la suite de l’impulsion même qu’elle en reçoit) : et c’est dans cette réaction que consiste toute entière la volonté. Il ressort déjà de ceci que la volonté ne saurait se produire sans motif ; car alors elle manquerait également de cause et de matière. Seulement on se demande si, dès que cet objet est présent à notre entendement, la volonté doit ou non se produire nécessairement ; bien plus, si en présence d’un même motif, il pourrait se produire une volonté différente, ou même diamétralement opposée ; ce qui revient à mettre en doute si la réaction dont nous avons parlé peut, dans des circonstances identiques, se produire ou ne se produire pas, affecter telle forme ou telle autre, ou même deux formes absolument contraires. En un mot, la volonté est-elle provoquée nécessairement par le motif ? ou faut-il admettre que la volonté, au moment où nous prenons conscience du motif, conserve son entière liberté de vouloir ou de ne pas vouloir ? Ici donc la notion de la liberté, dans le sens abstrait que la discussion précédente lui a donné et que j’ai prouvé être le seul acceptable, est entendue comme une simple négation de la nécessité, et notre problème est ainsi clairement posé. Mais c’est dans la conscience immédiate que nous avons à chercher les données nécessaires à sa solution, et nous examinerons jusqu’au bout le témoignage de cette faculté avec toute l’exactitude possible, loin de nous contenter de trancher brutalement le nœud comme l’a fait Descartes, en émettant, sans prendre la peine de la justifier, l’affirmation suivante : « Nous avons une conscience si parfaite de la liberté d’indifférence qui est en nous, qu’il n’est rien qui nous soit connu avec plus de lucidité ni d’évidence. » (. Principes de philosophie) Leibniz lui-même a déjà fait ressortir ce qu’il y avait d’insuffisant dans une telle affirmation (Théodicée), lui qui, cependant, sur cette question, s’est montré comme un frêle roseau cédant à tous les vents ; car après les déclarations les plus contradictoires, il aboutit finalement à cette conclusion, que la volonté est, il est vrai, inclinée par les motifs, mais qu’ils ne la nécessitent pas. Il dit en effet : « Toutes les actions sont déterminées, et jamais indifférentes, parce qu’il y a toujours quelque raison inclinante, mais non toutefois nécessitante, pour qu’elles soient telles plutôt que telles » (Leibniz, De libertate). Ceci me donne l’occasion de faire observer qu’une pareille voie, cherchant un milieu entre les termes de l’alternative posée plus haut, n’est pas tenable, et qu’on ne peut pas dire, comme quelques-uns, en se retranchant à plaisir derrière l’indécision, que les motifs ne déterminent la volonté qu’en une certaine mesure, qu’elle subit leur influence, mais seulement jusqu’à un certain point, et qu’à un moment donné elle a le pouvoir de s’y soustraire. Car aussitôt que nous avons accordé à une force donnée l’attribut de la causalité, et reconnu par conséquent qu’elle est une force active, cette force n’a besoin, dans l’hypothèse d’une résistance, que d’un surcroît d’intensité, dans la mesure de cette résistance même, pour pouvoir achever son effet. Celui qui hésite encore et ne peut pas être corrompu par l’offre de 10 ducats, le sera assurément si on lui en propose 100, et ainsi de suite…

Considérons donc maintenant, en vue de la solution que nous cherchons, la conscience immédiate entendue dans le sens établi plus haut. Quelle clef cette faculté peut-elle nous fournir pour la solution de cette question abstraite, à savoir l’applicabilité, ou la non-applicabilité du concept de la nécessité à la production de la volonté, en présence d’un motif donné, c’est-à-dire connu et conçu par l’entendement ? Nous nous exposerions à bien des déceptions si nous nous attendions à tirer de cette conscience des renseignements précis et détaillés sur la causalité en général, et sur la motivation en particulier, comme aussi sur le degré de nécessité qu’elles portent toutes deux avec elles. Car la conscience, telle qu’elle habite au fond de tous les hommes, est chose beaucoup trop simple et trop bornée, pour pouvoir donner des explications sur de pareilles questions. Bien plus, ces notions de causalité et de nécessité sont puisées dans l’entendement pur qui est tourné vers le dehors, et ne peuvent être amenées à une expression philosophique que devant le forum de la raison réflexive. Mais quant à cette conscience naturelle, simple, je dirais même bornée, elle ne peut même pas concevoir la question, bien loin qu’elle y puisse répondre. Son témoignage au sujet de nos volontés, que chacun peut écouter dans son for intérieur, pourra être exprimé à peu près comme il suit, quand on l’aura dépouillé de tout accessoire inutile et étranger à la question, et ramené à son contenu le plus strict : « Je peux vouloir, et lorsque je voudrai un acte quelconque, les membres de mon corps qui sont capables de mouvement (placés dans la sphère du mouvement volontaire) l’accompliront à l’instant même, d’une façon tout à fait immanquable. » Cela veut dire en peu de mots : « Je puis faire ce que je veux ! » La déclaration de la conscience immédiate n’a pas une plus grande portée, de quelque manière qu’on puisse la contourner et sous quelque forme que l’on veuille poser la question. Elle se réfère donc toujours au « Pouvoir d’agir conformément à la volonté » ; mais n’est-ce pas là cette idée empirique, originelle et populaire de la liberté, telle que nous l’avons établie dès le commencement, d’après laquelle le mot libre veut dire : « conforme à la volonté ? » C’est cette liberté, et celle-là seule, que la conscience affirmera catégoriquement. Mais ce n’est pas celle que nous cherchons à démontrer. La conscience proclame la liberté des actes, avec la présupposition de la liberté des volontés : mais c’est la liberté des volontés qui a seule été mise en question. Car nous étudions ici le rapport entre la volonté même et les motifs : or sur ce point l’affirmation : « Je peux faire ce que je veux », ne fournit aucun renseignement. La dépendance où sont nos actes, c’est-à-dire nos mouvements corporels, relativement à notre volonté (dépendance qui est affirmée, sans doute, par la voix de la conscience), est quelque chose de tout à fait différent de l’indépendance de nos volontés par rapport aux circonstances extérieures, ce qui constituerait véritablement le libre arbitre ; mais sur l’existence de ce libre arbitre, la conscience ne peut rien nous apprendre. Cette question, en effet, est nécessairement en dehors de sa sphère, parce qu’elle concerne le rapport de causalité du monde sensible (qui ne nous est donné que par la perception extérieure), avec nos résolutions, et que la conscience ne peut évidemment pas porter de jugement sur le rapport d’une chose qui est tout à fait en dehors de son domaine, à une autre, qui lui appartient en propre. Car aucune puissance cognitive ne peut établir une relation entre deux termes dont l’un ne saurait lui être donné d’aucune manière. Or il est bien évident que les objets de la volonté, qui déterminent précisément la volonté, sont placés, au-delà de la limite de la perception interne, dans la perception du non-moi ; seule, la volonté se produit à l’intérieur, et c’est justement le rapport de causalité qui lie la volonté et ces objets du dehors que l’on cherche à préciser. La volonté seule est du domaine de la conscience, avec son empire absolu sur les membres du corps, empire dont le sentiment intime est, à proprement parler, à la racine de l’affirmation : « Je peux ce que je veux. » Aussi n’est-ce tout d’abord que l’exercice de cet empire, c’est-à-dire l’acte lui-même, qui imprime à la volonté, aux regards de la conscience, le sceau d’une manifestation de la volonté.