Car aussi longtemps qu’elle s’élabore peu à peu, elle s’appelle désir : quand elle est achevée et prête à passer à l’acte, elle s’appelle résolution : mais qu’elle soit passée effectivement à l’état de résolution, c’est ce que l’action seule peut démontrer à la conscience ; car jusqu’à l’action qui la réalise, elle peut changer. Et ici nous nous trouvons amenés à la source principale de cette illusion, dont on ne peut guère nier la force, en vertu de laquelle un esprit naïf, c’est-à-dire sans éducation philosophique, s’imagine que dans un cas donné deux volontés diamétralement opposées lui seraient possibles ; et, fort de cette conviction, il s’enorgueillit de l’abondance des lumières que lui fournit sa conscience, dont il croit de bonne foi entendre là le témoignage. C’est l’effet de la confusion entre le désir et la volonté. On peut, en effet, désirer deux choses opposées, on n’en peut vouloir qu’une : et pour laquelle des deux s’est décidée la volonté, c’est ce dont la conscience n’est instruite qu’a posteriori, par l’accomplissement de l’acte. Mais relativement à la nécessité rationnelle en vertu de laquelle, de deux désirs opposés, c’est l’un et non pas l’autre qui passe à l’état de volonté et d’acte, la conscience ne peut pas fournir d’éclaircissement, précisément parce qu’elle apprend le résultat (du conflit des motifs) tout à fait a posteriori, et ne saurait d’aucune façon le connaître a priori. Des désirs opposés, avec les motifs à leur appui, montent et descendent devant elle, et se succèdent alternativement comme sur un théâtre : et pendant qu’elle les considère individuellement, elle déclare simplement que dès qu’un désir quelconque sera passé à l’état de volonté, il passera immédiatement après à l’état d’acte. Car cette dernière possibilité purement subjective est le privilège commun de tous les désirs (velléités), et se trouve justement exprimée par ces mots : « Je peux faire ce que je veux. » Mais remarquons que cette possibilité subjective est tout à fait hypothétique, et que le témoignage de la conscience se réduit à ceci : « Si je veux telle chose, je puis l’accomplir. » Or ce n’est pas là que se trouve la détermination nécessaire à la volonté : puisque la conscience ne nous révèle absolument que la volonté, mais non les motifs qui la déterminent, lesquels sont fournis par la perception extérieure, dirigée vers les objets du dehors. D’autre part, c’est la possibilité objective qui détermine les choses : mais cette possibilité réside en dehors du domaine de la conscience, dans le monde objectif, auquel le motif et l’homme lui-même appartiennent. Cette possibilité subjective dont nous parlions tout à l’heure est du même genre que la puissance que possède le caillou de donner des étincelles, possibilité qui se trouve cependant conditionnée par l’acier, où réside la possibilité objective de l’étincelle. Dans le chapitre suivant, j’arriverai à la même conclusion par une autre voie, en considérant la volonté non plus par le dedans, comme nous l’avons fait jusqu’ici, mais par le dehors, et en examinant à ce point de vue la possibilité objective de la volonté : alors la question, se trouvant éclairée de deux côtés différents, aura acquis toute sa netteté, et sera rendue plus saisissable encore par des exemples.

Donc ce sentiment inhérent à notre conscience « je peux faire ce que je veux » nous accompagne toujours et partout : mais il affirme simplement ce fait, que nos résolutions et nos volontés, quoique ayant leur origine dans les sombres profondeurs de notre for intérieur, se réaliseront immédiatement dans le monde sensible, puisque notre corps en fait partie, comme tout le reste des objets. Cette conscience établit comme un pont entre le monde extérieur et le monde intérieur, qui sans elle resteraient séparés par un abîme sans fond ; elle disparue, en effet, il ne resterait dans le premier, en tant qu’objets, que de simples apparences, complètement indépendantes de nous dans tous les sens, et dans le second, que des volontés stériles, qui demeureraient pour nous à l’état de simples sentiments. – Interrogez un homme tout à fait sans préjugés : voici à peu près en quels termes il s’exprimera au sujet de cette conscience immédiate, que l’on prend si souvent pour garante d’un prétendu libre arbitre : « Je peux faire ce que je veux. Si je veux aller à gauche, je vais à gauche : si je veux aller à droite, je vais à droite. Cela dépend uniquement de mon bon vouloir : je suis donc libre. » Un tel témoignage est certainement juste et véridique : seulement il présuppose la liberté de la volonté, et admet implicitement que la décision est déjà prise : la liberté de la décision elle-même ne peut donc nullement être établie par cette affirmation. Car il n’y est fait aucune mention de la dépendance ou de l’indépendance de la volonté au moment où elle se produit, mais seulement des conséquences de cet acte, une fois qu’il est accompli, ou, pour parler plus exactement, de la nécessité de sa réalisation en tant que mouvement corporel. C’est le sentiment intime qui est à la racine de ce témoignage, qui seul fait considérer à l’homme naïf, c’est-à-dire sans éducation philosophique (ce qui n’empêche pas qu’un tel homme puisse être un grand savant dans d’autres branches), que le libre arbitre est un fait d’une certitude immédiate ; en conséquence, il le proclame comme une vérité indubitable, et ne peut même pas se figurer que les philosophes soient sérieux quand ils le mettent en doute : au fond du cœur, il estime que toutes les discussions qu’on a engagées à ce sujet, ne sont qu’un simple exercice d’escrime auquel se livre gratuitement la dialectique de l’école, – en somme une véritable plaisanterie. Pourquoi cela ? C’est que cette certitude que le sens intime lui fournit (certitude qui a bien son importance), est constamment présente à son esprit ; et, s’il l’interprète mal, c’est que l’homme étant avant tout et essentiellement un être pratique, non théorique, acquiert une connaissance beaucoup plus claire du côté actif de ses volontés, c’est-à-dire de leurs effets sensibles, que de leur côté passif, c’est-à-dire de leur dépendance. Aussi est-il malaisé de faire concevoir à l’homme qui ne connaît point la philosophie la vraie portée de notre problème, et de l’amener à comprendre clairement que la question ne roule pas sur les conséquences, mais sur les raisons et les causes de ses volontés. Certes, il est hors de doute que ses actes dépendent uniquement de ses volontés ; mais ce que l’on cherche maintenant à savoir, c’est de quoi dépendent ces volontés elles-mêmes, ou si peut-être elles seraient tout à fait indépendantes. Il est vrai qu’il peut faire une chose, quand il la veut, et qu’il en ferait tout aussi bien telle autre, s’il la voulait à son tour : mais qu’il réfléchisse, et qu’il songe s’il est réellement capable de vouloir l’une aussi bien que l’autre. Si donc, reprenant notre interrogatoire, nous posons la question à notre homme en ces termes : « Peux-tu vraiment, de deux désirs opposés qui s’élèvent en toi, donner suite à l’un aussi bien qu’à l’autre ? Par exemple, si on te donne à choisir entre deux objets qui s’excluent l’un l’autre, peux-tu préférer indifféremment le premier ou le second ? » Alors il répondra : « Peut-être que le choix me paraîtra difficile : cependant il dépendra toujours de moi seul de vouloir choisir l’un ou l’autre, et aucune autre puissance ne pourra m’y obliger : en ce cas j’ai la pleine liberté de choisir celui que je veux, et quelque choix que je fasse je n’agirai jamais que conformément à ma volonté. » J’insiste, et je lui dis : « Mais ta volonté, de quoi dépend-elle ? » Alors mon interlocuteur répond en écoutant la voix de sa conscience : « Ma volonté ne dépend absolument que de moi seul ! Je peux vouloir ce que je veux : ce que je veux, c’est moi qui le veux. » Et il prononce ces dernières paroles, sans avoir l’intention de faire une tautologie, ni sans s’appuyer, à cet effet, dans le fond même de sa conscience, sur le principe d’identité qui seul la rend possible. Bien plus, si en ce moment on le pousse à bout, il se mettra à parler d’une volonté de sa volonté, ce qui revient au même que s’il parlait d’un moi de son moi. Le voilà ramené pour ainsi dire jusqu’au centre, au noyau de sa conscience, où il reconnaît l’identité fondamentale de son moi et de sa volonté, mais où il ne reste plus rien, avec quoi il puisse les juger l’un et l’autre. La volonté finale qui lui fait rejeter un des termes entre lesquels, s’exerçait son choix (étant donné son caractère, ainsi que les objets en présence), était-elle contingente, et aurait-il été possible que le résultat final de sa délibération fût diffèrent de ce qu’il a été ? Ou bien faut-il croire que cette volonté était déterminée aussi nécessairement (par les motifs), que dans un triangle, au plus grand angle doit être opposé le plus grand côté ? Voilà des questions qui dépassent tellement la compétence de la conscience naturelle, qu’on ne peut même pas les lui faire clairement concevoir. À plus forte raison, n’est-il point vrai de dire qu’elle porte en elle des réponses toutes prêtes à ces problèmes, ou même seulement des solutions à l’état de germes non développés, et qu’il suffise pour les obtenir de l’interroger naïvement et de recueillir ses oracles ! – Il est encore vraisemblable que notre homme, à bout d’arguments, essayera toujours encore d’échapper à la perplexité qu’entraîne cette question, lorsqu’elle est vraiment bien comprise, en se réfugiant à l’abri de cette même conscience immédiate, et en répétant à satiété : « Je peux faire ce que je veux, et ce que je veux, je le veux. » C’est un expédient auquel il recourra sans cesse, de sorte qu’il sera difficile de l’amener à envisager tranquillement la véritable question, qu’il s’efforce toujours d’esquiver. Et qu’on ne lui en veuille point pour cela : car elle est vraiment souverainement embarrassante. Elle plonge pour ainsi dire une main investigatrice dans le plus profond de notre être : elle demande, en dernière analyse, si l’homme aussi, comme tout le reste de la création, est un être déterminé une fois pour toutes par son essence, possédant comme tous les autres êtres de la nature des qualités individuelles fixes, persistantes, qui déterminent nécessairement ses diverses réactions en présence des excitations extérieures, – et si l’ensemble de ces qualités ne constitue pas pour lui un caractère invariable, de telle sorte que ses modifications apparentes et extérieures soient entièrement soumises à la détermination des motifs venant du dehors ; – ou si l’homme fait seul exception à cette loi universelle de la nature. Mais si l’on réussit enfin à fixer solidement sa pensée sur cette question si sérieuse, et à lui faire clairement comprendre que ce que l’on cherche ici c’est l’origine même de ses volontés, la règle, s’il en est une, ou l’absolue irrégularité (manque de règle) qui préside à leur formation, alors on découvrira de toute évidence que la conscience immédiate ne fournit aucun renseignement à ce sujet, par ce fait que l’homme sans préjugés renoncera tout à coup à alléguer cette autorité, et témoignera ouvertement de sa perplexité en s’arrêtant pour réfléchir, puis en se livrant à des tentatives d’explication de tout sorte, en s’efforçant par exemple de tirer des arguments, tantôt de son expérience personnelle et de ses observations, tantôt des règles générales de l’entendement ; mais il ne réussira par là qu’à montrer au grand jour de l’évidence, par l’incertitude et l’hésitation de ses explications, que sa conscience immédiate ne donne aucun éclaircissement sur la question entendue comme il convient, tandis qu’elle lui en fournissait précédemment en abondance pour répondre à la question mal comprise. Cela repose en dernière analyse sur ce que la volonté de l’homme n’est autre que son moi proprement dit, le vrai noyau de son être : c’est elle aussi qui constitue le fond même de sa conscience, comme quelque substratum immuable et toujours présent, dont il ne saurait se dégager pour pénétrer au-delà. Car lui-même il est comme il veut, et il veut comme il est. Donc, quand on lui demande s’il pourrait vouloir autrement qu’il ne veut, on lui demande en vérité s’il pourrait être autrement qu’il n’est : ce qu’il ignore absolument. Aussi le philosophe, qui ne se distingue du premier venu que par la supériorité que lui donne la pratique de ces questions, doit, si dans ce problème difficile il veut atteindre à la clarté, se tourner en dernière instance vers les seuls juges compétents, à savoir l'entendement, qui lui fournit ses notions a priori, la raison qui les élabore, et l'expérience qui lui présente ses actions et celles des autres pour expliquer et contrôler les intuitions de sa raison. Sans doute leur décision ne sera pas aussi facile, aussi immédiate, ni aussi simple que celle de la conscience, mais par cela même elle sera à la hauteur de la question et fournira une réponse adéquate.