C’est la tête qui a soulevé la question : c’est la tête aussi qui doit la résoudre.

D’ailleurs nous ne devons pas nous étonner qu’à une question aussi abstruse, aussi haute, aussi difficile, la conscience immédiate n’ait pas de réponse à offrir. Car la conscience n’est qu’une partie très restreinte de notre entendement, lequel, obscur au dedans, est dirigé vers le monde extérieur de toutes les énergies dont il dispose. Toutes ses connaissances parfaitement sûres, c’est-à-dire certaines a priori, concernent seulement le monde extérieur, et là il peut, en appliquant certaines lois générales, qui ont en lui-même leur fondement, distinguer d’une façon infaillible ce qui est possible au-dehors et ce qui est impossible, ce qui est nécessaire et qui ne l’est pas. C’est ainsi qu’ont été établies les mathématiques pures, la logique pure, et même les bases de la science naturelle, toutes a priori. Ensuite l’application de ces formes, connues a priori, aux données fournies par la perception sensible, lui ouvre un accès sur le monde visible et réel, et en même temps lui rend possible l’expérience : plus tard, l’application de la logique et de la faculté de penser, qui en est la base, à ce monde extérieur révélé par les sens, lui fournira les concepts, ouvrira à son activité le monde des idées, et par suite permettra aux sciences de naître et à leurs résultats de fructifier à leur tour. C’est donc dans le monde extérieur que l’intelligence voit devant elle beaucoup de lumière et de clarté. Mais à l’intérieur il fait sombre, comme dans un télescope bien noirci : aucun principe a priori n’éclaire la nuit de notre for intérieur ; ce sont des phares qui ne rayonnent que vers le dehors. Le sens intime, comme on l’a prouvé plus haut, ne perçoit directement que la volonté, aux différentes émotions de laquelle tous les sentiments dits intérieurs peuvent être ramenés. Mais tout ce que cette perception intime de la volonté nous fait connaître se ramène, comme on l’a vu précédemment, au vouloir et au non-vouloir ; c’est à elle en outre que nous devons cette certitude tant prônée qui se traduit par l’affirmation : « Ce que je veux, je peux le faire », et qui revient en vérité à ceci « Chaque acte de ma volonté se manifeste immédiatement à ma conscience (par un mécanisme qui m’est tout à fait incompréhensible), comme un mouvement de mon corps. » À y regarder de près, il n’y a là pour le sujet qui l’affirme qu’un principe résultant de l’expérience. Mais au-delà, on n’y découvre plus rien. Le tribunal que nous avons consulté est donc incompétent pour résoudre la question soulevée : bien plus, interprétée dans son véritable sens, elle ne peut pas lui être soumise, parce qu’elle ne saurait être comprise par lui.

L’ensemble des réponses que nous avons obtenues dans notre interrogatoire de la conscience peut se résumer ainsi qu’il suit sous une forme plus concise. La conscience de chacun de nous lui affirme très clairement qu’il peut faire ce qu’il veut. Or puisque des actions tout à fait opposées peuvent être pensées comme avant été voulues par lui, il en résulte qu’il peut aussi bien faire une action que l’action opposée, s’il la veut. C’est là précisément ce qu’une intelligence encore mal armée confond avec cette autre affirmation bien différente, à savoir que dans un cas déterminé le même homme pourrait vouloir également bien deux choses opposées, et elle nomme libre arbitre ce prétendu privilège. Or que l’homme puisse ainsi, dans des circonstances données, vouloir à la fois deux actions opposées, c’est ce que ne comporte en aucune façon le témoignage de la conscience, laquelle se contente d’affirmer que de deux actions opposées, il peut faire l’une, s’il la veut, et que s’il veut l’autre, il peut l’accomplir également. Mais est-il capable de vouloir indifféremment l’une ou l’autre ? Cette question demeure sans réponse, et exige un examen plus approfondi, dont la simple conscience ne saurait préjuger le résultat. La formule suivante quoique un peu empreinte de scolastique, me semblerait l’expression la plus courte et la plus exacte de cette conclusion : « Le témoignage de la conscience ne se rapporte à la volonté qu’a parte post : la question du libre arbitre au contraire a parte ante. » Donc, cette déclaration indéniable de la conscience : « Je peux faire ce que je veux », ne renferme ni ne décide rien du tout touchant le libre arbitre, car celui-ci consisterait en ce que chaque volonté individuelle, dans chaque cas particulier (le caractère du sujet étant complètement donné), ne fût pas déterminée d’une façon nécessaire par les circonstances extérieures au milieu desquelles l’homme en question se trouve, mais pût s’incliner finalement soit d’un côté, soit de l’autre. Or, sur ce point, la conscience est absolument muette : car le problème est tout à fait en dehors de son domaine, puisqu’il roule sur le rapport de causalité qui existe entre l’homme et le monde extérieur. Si l’on demande à un homme de bon sens, mais dénué d’éducation philosophique, en quoi consiste véritablement ce libre arbitre qu’il affirme avec tant de confiance sur l’autorité de sa conscience, il répondra : « Il consiste en ce que je peux faire ce que je veux, aussitôt que je ne suis pas empêché par un obstacle physique. » C’est donc toujours le rapport entre ses actions et ses volontés dont il parle. Mais cette absence d’obstacles matériels ne constitue encore que la liberté physique, comme je l’ai montré dans le premier chapitre. Lui demande-t-on encore si dans un cas donné il pourrait vouloir indifféremment telle chose ou son contraire, dans le premier feu de la réplique il s’empressera sans doute de répondre oui : mais aussitôt qu’il commencera à saisir le sens profond de la question, il deviendra pensif, et finalement il tombera dans l’incertitude et le trouble ; puis, pour s’en tirer, il essayera de nouveau de se sauver derrière son thème favori « Je peux faire ce que je veux » et de s’y retrancher contre toutes les raisons et tous les raisonnements. Mais la véritable réponse à cette assertion, comme j’espère le mettre hors de doute dans le chapitre suivant, s’énoncerait ainsi : « Tu peux, il est vrai, faire ce que tu veux : mais à chaque moment déterminé de ton existence, tu ne peux vouloir qu’une chose précise et une seule, à l’exclusion de toute autre. »

La discussion contenue dans ce chapitre suffirait déjà à la rigueur pour m’autoriser à répondre négativement à la question de l’Académie royale ; mais ce serait là m’en tenir seulement à une vue d’ensemble, car cette exposition même du rôle des faits dans la conscience doit recevoir encore quelques compléments dans ce qui va suivre. Or il peut se trouver, dans un cas, que la justesse de notre réponse négative se voie confirmée avec éclat par une preuve de plus. Si en effet nous nous adressions maintenant, la même question sur les lèvres, à ce tribunal auquel nous avons été renvoyés tout à l’heure, comme à la seule juridiction compétente, – je veux dire au tribunal de l’entendement pur, de la raison qui réfléchit sur ses données et les élabore, et de l’expérience qui complète le travail de l’une et de l’autre, – si alors, dis-je, la décision de ces juges tendait à établir que le prétendu libre arbitre n’existe absolument point, mais que les actions des hommes, comme tous les phénomènes de la nature, résultent, dans chaque cas particulier, des circonstances précédentes comme un effet qui se produit nécessairement à la suite de sa cause, cela nous donnerait en outre la certitude que l’existence même dans la conscience de données aptes à fournir la démonstration du libre arbitre est chose parfaitement impossible. – Alors, renforcée par une conclusion a non posse ad non esse, qui seule peut servir à établir a priori des vérités négatives, notre décision recevrait, en surcroît de la preuve empirique exposée dans ce qui précède, une confirmation rationnelle, d’où elle tirerait évidemment une certitude bien plus grande encore. Car une contradiction formelle entre les affirmations immédiates de la conscience, et les conséquences tirées des principes fondamentaux de la raison pure, avec leur application à l’expérience, ne saurait être admise comme possible : la conscience de l’homme ne peut pas être ainsi mensongère et trompeuse. Il faut remarquer à ce propos que la prétendue antinomie kantienne (entre la liberté et la nécessité), n’a pas pour origine, même dans l’esprit de son auteur, la différence des sources d’où découlent la thèse et l’antithèse, l’une émanant du témoignage de la conscience, l’autre du témoignage de l’expérience et de la raison. La thèse et l’antithèse sont toutes deux subtilement déduites de raisons prétendues objectives ; et tandis que la thèse ne repose sur rien, si ce n’est sur la raison paresseuse, c’est-à-dire sur la nécessité de trouver un point fixe dans un recul à l’infini, l’antithèse, au contraire, a véritablement en sa faveur tous les motifs objectifs.

Cette étude indirecte que nous allons entreprendre maintenant sur le terrain de la faculté cognitive et du monde extérieur qui se présente à elle, jettera en même temps beaucoup de clarté sur la recherche directe que nous avons effectuée jusqu’ici, et servira ainsi à la compléter. Elle dévoilera les illusions naturelles que fait naître l’explication fausse du témoignage si simple de la conscience, lorsque celle-ci entre en conflit avec la perception extérieure, laquelle constitue la faculté cognitive, et a sa racine dans un seul et même sujet où réside également la conscience. Ce n’est même qu’à la fin de cette étude indirecte qu’il se fera un peu de lumière pour nous sur le vrai sens et le vrai contenu de cette affirmation « je veux » qui accompagne toutes nos actions, et sur la conscience de notre causalité immédiate et de notre pouvoir personnel, grâce auxquels les actions que nous faisons sont vraiment nôtres. Alors seulement l’investigation conduite jusqu’à présent par des procédés directs recevra enfin son couronnement.

CHAPITRE III
LA VOLONTÉ DEVANT LA CONSCIENCE DES AUTRES CHOSES

Si maintenant nous demandons à la perception extérieure des éclaircissements sur notre problème, nous savons d’avance que puisque cette faculté est par essence dirigée vers le dehors, la volonté ne peut pas être pour elle un objet de connaissance immédiate, comme elle paraissait l’être tout à l’heure pour la conscience, qui pourtant a été trouvée un juge incompétent en cette matière. Ce que l’on peut considérer ici, ce sont les êtres doués de volonté qui se présentent à l’entendement en tant que phénomènes objectifs et extérieurs, c’est-à-dire en tant qu’objets de l’expérience, et qui doivent être examinés et jugés comme tels, en partie d’après des règles générales, certaines a priori, relatives à la possibilité même de l’expérience, en partie d’après les faits que fournit l’expérience réelle, et que chacun peut constater. Ce n’est donc plus comme auparavant sur la volonté même, telle qu’elle n’est accessible qu’à la conscience, mais sur les êtres capables de vouloir, c’est-à-dire sur des objets tombant sous les sens, que notre examen va se porter.