Si par là nous sommes condamnés à ne pouvoir considérer l’objet propre de nos recherches que médiatement et à une plus grande distance, c’est là un inconvénient racheté par un précieux avantage ; car nous pouvons maintenant faire usage dans nos recherches d’un instrument beaucoup plus parfait que le sens intime, cette conscience si obscure, si sourde, n’ayant vue sur la réalité que d’un seul côté. Notre nouvel instrument d’investigation sera l’intelligence, accompagnée de tous les sens et de toutes les forces cognitives, armées, si j’ose dire, pour la compréhension de l’objectif.
La forme la plus générale et la plus essentielle de notre entendement est le principe de causalité : ce n’est même que grâce à ce principe, toujours présent à notre esprit, que le spectacle du monde réel peut s’offrir à nos regards comme un ensemble harmonieux, car il nous fait concevoir immédiatement comme des effets les affections et les modifications survenues dans les organes de nos sens(26). Aussitôt la sensation éprouvée, sans qu’il soit besoin d’aucune éducation ni d’aucune expérience préalable, nous passons immédiatement de ces modifications à leurs causes, lesquelles, par l’effet même de cette opération de l’intelligence, se présentent alors à nous comme des objets situés dans l’espace. Il suit de là incontestablement que le principe de causalité nous est connu a priori, c’est-à-dire comme un principe nécessaire relativement à la possibilité de toute expérience en général ; et il n’est pas besoin, à ce qu’il semble, de la preuve indirecte, pénible, je dirai même insuffisante, que Kant a donnée de cette importante vérité. Le principe de causalité est établi solidement a priori, comme la règle générale à laquelle sont soumis sans exception tous les objets réels du monde extérieur.
Le caractère absolu de ce principe est une conséquence même de son apriorité. Il se rapporte essentiellement et exclusivement aux modifications phénoménales ; lorsqu’en quelque endroit ou en quelque moment, dans le monde objectif, réel et matériel, une chose quelconque, grande ou petite, éprouve une modification, le principe de causalité nous fait comprendre qu’immédiatement avant ce phénomène, un autre objet a dû nécessairement éprouver une modification, de même qu’afin que ce dernier pût se modifier, un autre objet a dû se modifier antérieurement, – et ainsi de suite à l’infini. Dans cette série régressive de modifications sans fin, qui remplissent le temps comme la matière remplit l’espace, aucun point initial ne peut être découvert, ni même seulement pensé comme possible, bien loin qu’il puisse être supposé comme existant. En vain l’intelligence, reculant toujours plus haut, se fatigue à poursuivre le point fixe qui lui échappe : elle ne peut se soustraire à la question incessamment renouvelée : « Quelle est la cause de ce changement ? » C’est pourquoi une cause première est absolument aussi impensable que le commencement du temps ou la limite de l’espace. La loi de causalité atteste non moins sûrement que lorsque la modification antécédente, – la cause – est entrée en jeu, la modification conséquente qui est amenée par elle – l’effet – doit se produire immanquablement, et avec une nécessité absolue. Par ce caractère de nécessité, le principe de causalité révèle son identité avec le principe de raison suffisante(27), dont il n’est qu’un aspect particulier. On sait que ce dernier principe, qui constitue la forme la plus générale de notre entendement pris dans son ensemble, se présente dans le monde extérieur comme principe de causalité, dans le monde de la pensée comme loi logique du principe de la connaissance, et même dans l’espace vide, considéré a priori, comme loi de la dépendance rigoureuse de la position des parties les unes à l’égard des autres ; dépendance nécessaire, dont l’étude spéciale et développée est l’unique objet de la géométrie. C’est précisément pour cela, comme je l’ai déjà établi en commençant, que le concept de la nécessité et celui de conséquence d’une raison déterminée, sont des notions identiques et convertibles.
Toutes les modifications qui ont pour théâtre le monde extérieur sont donc soumises à la loi de causalité, et, par conséquent, chaque fois qu’elles se produisent, elles sont revêtues du caractère de la plus stricte nécessité. À cela il ne peut pas y avoir d’exception, puisque la règle est établie a priori pour toute expérience possible. En ce qui concerne son application à un cas déterminé, il suffit de se demander chaque fois s’il s’agit d’une modification survenue à un objet réel donné dans l’expérience externe : aussitôt que cette condition est remplie, les modifications de cet objet sont soumises au principe de causalité, c’est-à-dire qu’elles doivent être amenées par une cause, et partant, qu’elles se produisent d’une façon nécessaire.
Maintenant, armés de cette règle a priori, considérons non plus la simple possibilité de l’expérience en général, mais les objets réels qu’elle offre à nos regards, dont les modifications actuelles ou possibles sont soumises au principe général établi plus haut. Tout d’abord nous observons entre ces objets un certain nombre de différences fondamentales profondément marquées, d’après lesquelles, du reste, on les a classés depuis longtemps : on distingue en effet les corps inorganiques, c’est-à-dire dépourvus de vie, des corps organiques, c’est-à-dire vivants, et ceux-ci à leur tour se divisent en végétaux et en animaux. Ces derniers, bien que présentant des traits de ressemblance essentiels, et répondant à une même idée générale, nous paraissent former une chaîne continue extrêmement variée et finement nuancée (sic) qui monte par degrés jusqu’à la perfection(28), depuis l’animal rudimentaire qui se distingue à peine de la plante, jusqu’aux êtres les plus capables et les plus achevés, qui répondent le mieux à l’idée de l’animalité : au haut terme de cette progression nous trouvons l’homme – nous-mêmes.
Envisageons à présent, sans nous laisser égarer par cette diversité infinie, l’ensemble de toutes les créatures en tant qu’objets réels de l’expérience externe, et essayons d’appliquer notre principe général de causalité aux modifications de toute espèce dont de pareils êtres peuvent être l’objet. Nous trouverons alors que sans doute l’expérience vérifie partout la loi certaine, a priori, que nous avons posée ; mais en même temps, qu’à la grande différence signalée plus haut entre la nature des objets de l’expérience, correspond aussi une certaine variété dans la manière dont la causalité s’exerce, lorsqu’elle régit les changements divers dont les trois règnes sont le théâtre. Je m’explique. Le principe de causalité, qui régit toutes les modifications des êtres, se présente sous trois aspects, correspondants à la triple division des corps en corps inorganiques, en plantes, et en animaux ; à savoir : 1° la cause, dans le sens le plus étroit du mot ; 2° l’irritabilité ; 3° enfin la motivation. Il est bien entendu que sous ces trois formes différentes, le principe de la causalité conserve sa valeur a priori, et que la nécessité de la liaison causale subsiste dans toute sa rigueur.
1° La cause, entendue dans le sens le plus étroit du mot, est la loi selon laquelle se produisent tous les changements mécaniques, physiques et chimiques dans les objets de l’expérience. Elle est toujours caractérisée par deux signes essentiels ; en premier lieu, que là où elle agit la troisième loi fondamentale de Newton (l’égalité de l’action et de la réaction) trouve son application : c’est-à-dire que l’état antécédent, appelé la cause, subit une modification égale à celle de l’état conséquent, qui se nomme l’effet ; en second lieu, que, conformément à la seconde loi de Newton, le degré d’intensité de l’effet est toujours exactement proportionné au degré d’intensité de la cause, et que par suite une augmentation d’intensité dans l’un entraîne une augmentation égale dans l’autre. Il en résulte que lorsque la manière dont l’effet se produit est connue une fois pour toutes, on peut aussitôt savoir, mesurer, et calculer, d’après le degré d’intensité de l’effet, le degré d’intensité de la cause, et réciproquement. Toutefois, dans l’application empirique de ce second critérium, on ne doit pas confondre l’effet proprement dit avec l’effet apparent [sensible], tel que nous le voyons se produire. Par exemple, il ne faut pas s’attendre à ce que le volume d’un corps soumis à la compression diminue indéfiniment, et dans la proportion même où s’accroît la force comprimante. Car l’espace dans lequel on comprime le corps diminuant toujours, il s’en suit que la résistance augmente ; et si, dans ce cas encore, l’effet réel, qui est l’augmentation de densité, s’accroît véritablement en proportion directe de la cause (comme le montre, dans le cas des gaz, la loi de Mariotte), on voit cependant qu’il n’en est pas de même de l’effet apparent, auquel on pourrait vouloir à tort appliquer cette loi. De même, une quantité croissante de chaleur agissant sur l’eau produit jusqu’à un certain degré un échauffement progressif, mais au-delà de ce point un excès de chaleur ne provoque plus qu’une évaporation rapide. Ici encore, comme dans un grand nombre d’autre cas, la même relation existe entre l’intensité de la cause et l’intensité réelle de l’effet. C’est uniquement sous la loi d’une pareille cause (dans le sens le plus étroit du mot), que s’opèrent les changements de tous les corps privés de vie, c’est-à-dire inorganiques. La connaissance et la prévision de causes de cette espèce éclairent l’étude de tous les phénomènes qui sont l’objet de la mécanique, de l’hydrostatique, de la physique et de la chimie. La possibilité exclusive d’être déterminé par des causes agissant de la sorte est, par conséquent, le caractère distinctif, essentiel, d’un corps inorganique.
2° La seconde forme de la causalité est l’irritabilité, caractérisée par deux particularités : a) Il n’y a pas proportionnalité exacte entre l’action et la réaction correspondante ; b) On ne peut établir aucune équation entre l’intensité de la cause et l’intensité de l’effet. Par suite, le degré d’intensité de l’effet ne peut pas être mesuré et déterminé d’avance lorsqu’on connaît le degré d’intensité de la cause : bien plus, une très petite augmentation dans la cause excitatrice peut provoquer une augmentation très grande dans l’effet, ou au contraire annuler complètement l’effet obtenu par une force moindre, et même en amener un tout opposé. Par exemple, on sait que la croissance des plantes peut être activée d’une façon extraordinaire par l’influence de la chaleur, ou de la chaux mélangée à la terre, agissant comme stimulants de leur force vitale : mais pour peu que l’on dépasse la juste mesure dans le degré de l’excitation, il en résultera non plus un accroissement d’activité et une maturité précoce, mais la mort de la plante.
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