Il y fallait très peu de chose, il entendait fort bien. La nuit, quand tout le monde dormait, il pouvait entendre les gens respirer dans la pièce voisine… Qu’est-ce que je voulais dire, où habitez-vous ?
À l’instant, un mensonge se trouva tout prêt dans ma tête. Je mentis contre mon gré, sans intention et sans arrière-pensée, je répondis :
« Place Saint-Olaf, n° 2. »
Vraiment ? L’homme connaissait chacun des pavés de la place Saint-Olaf. Il y avait une fontaine, quelques becs de gaz, deux ou trois arbres, il se rappelait tout… À quel numéro habitez-vous ?
Je voulus mettre un terme à cela et me levai, poussé à bout par mon idée fixe de journal. Il fallait élucider ce secret, quoi qu’il en coûte.
« Si vous ne pouvez lire ce journal, pourquoi… »
« Au n° 2, avez-vous dit, je crois ? poursuivit l’homme sans prêter attention à mon agitation. Il fut un temps où je connaissais tout le monde au n° 2. Comment s’appelle votre propriétaire ? » J’inventai en hâte un nom pour être débarrassé de lui, je fabriquai ce nom sur l’heure et le lançai à la volée pour arrêter mon persécuteur.
« Happolati », dis-je.
« Happolati, c’est ça », dit l’homme en faisant un signe de tête, et il ne perdit pas une syllabe de ce nom difficile.
Je le regardai, étonné. Il était fort sérieux et avait un air pensif. À peine avais-je prononcé ce nom stupide tel qu’il m’était venu à l’idée, que l’homme s’en était accommodé et faisait semblant de l’avoir déjà entendu. Cependant, il posa son paquet sur le banc, et je sentis toute ma curiosité trembler dans mes nerfs. Je notai qu’il y avait quelques taches grasses sur le journal.
« Il n’est pas marin, votre propriétaire ? » demanda l’homme, et il n’y avait pas trace d’ironie réprimée dans sa voix. « Je crois me rappeler qu’il était marin ? »
« Marin ? Excusez-moi, ce doit être son frère que vous connaissez. Celui dont je parle est J. A. Happolati, courtier. »
Je croyais que cela l’achèverait. Mais l’homme admettait volontiers tout. J’aurais inventé un nom comme Barabas Rosenknopsen que cela n’aurait pas éveillé ses soupçons.
« C’est censé être un homme habile, à ce que j’ai entendu dire », dit-il, pour sonder le terrain.
« Oh ! un fameux roublard, répondis-je, une bonne tête pour les affaires, courtier de n’importe quoi, des airelles en Chine, des plumes et du duvet de Russie, des peaux, de la pâte de bois, de l’encre… »
« Héhé ! c’est formidable ! » coupa le vieillard, extrêmement ragaillardi.
Ça commençait à devenir intéressant. Je n’étais plus maître de la situation, les mensonges surgissaient dans ma tête, l’un après l’autre. Je me rassis, oubliai le journal, les documents extraordinaires, je fus rempli d’ardeur et coupai la parole à l’autre. La crédulité de ce petit nain me rendait téméraire, je voulais l’enivrer, sans ménagements, de mensonges, le mettre en déroute dans les grandes largeurs et l’amener à se taire d’ébahissement.
Est-ce qu’il avait entendu parler du livre de cantiques électrique que Happolati avait inventé ?
Quoi, élec…
Avec des lettres électriques capables de briller dans l’obscurité ! Une entreprise absolument grandiose, des millions de couronnes en mouvement, des fonderies et des imprimeries en pleine activité, des masses de mécaniciens à appointements fixes, j’avais entendu dire sept cents hommes.
« Hé ! est-ce que ce n’est pas ce que je dis ! » dit doucement l’homme. Il n’en dit pas davantage ; il croyait ce que je racontais, mot pour mot, mais ne restait tout de même pas bouche bée. J’en fus un tout petit peu désappointé, je m’étais attendu à le voir égaré par mes trouvailles.
J’inventai encore quelques mensonges fous, au petit bonheur, je laissai entendre que Happolati avait été ministre pendant neuf ans, en Perse. Vous n’avez peut-être pas la moindre idée de ce que c’est que d’être ministre en Perse ? demandai-je. C’est plus que d’être roi ici, ou c’est à peu près comme être sultan, si tant est qu’il sût ce que c’était, sultan. Mais Happolati s’en était tiré, jamais coincé. Et je parlai d’Ulayali, sa fille, une fée, une princesse, qui avait trois cents serves et couchait sur un lit de roses jaunes. C’était la plus belle créature que j’eusse vue, jamais, pardieu, je n’avais, de ma vie, fait l’expérience d’un pareil spectacle !
« Ah bon ! elle était tellement belle ? » déclara le vieux, l’air absent, les yeux fixés au sol.
Belle ? Elle était ravissante, elle avait un charme du diable ! Des yeux comme de la soie grège, des bras d’ambre ! Un seul regard d’elle vous enjôlait comme un baiser et lorsqu’elle m’appelait, sa voix fusait en moi comme un filet de vin jusque tout à l’intérieur du phosphore de mon âme. Et pourquoi ne serait-elle pas charmante à ce point ? La prenait-il pour un garçon de bureau ou pour quelque chose du genre sapeur-pompier ? C’était tout simplement une splendeur du ciel, je vous dirai, un conte de fées.
« Mais oui, mais oui ! » dit l’homme, un peu décontenancé.
Son calme m’excédait. Le son de ma propre voix m’avait excité et je parlais tout à fait sérieusement. Les documents d’archives volés, le traité avec une puissance étrangère n’occupaient plus mes pensées ; le petit paquet plat gisait là, sur le banc, entre nous, et je n’avais plus la moindre envie de l’examiner et de voir ce qu’il contenait.
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