Il n’est pas question de les déplacer. Elles trouvent quelque chose à quoi se cramponner, elles s’arc-boutent sur une virgule ou une inégalité du papier et restent inébranlables jusqu’à ce qu’elles-mêmes trouvent bon de s’en aller.

Un bon moment, ces petits monstres continuèrent de m’occuper, je croisai les jambes et me donnai tout le temps de les observer. Tout à coup, un ou deux accents aigus de clarinette vibrèrent jusqu’à moi, venant du square des étudiants et donnèrent à ma pensée un nouvel élan. Découragé de ne pouvoir donner forme à mon article, je refourrai mes papiers dans ma poche et me renversai sur le banc. En cet instant, j’avais la tête si claire que je pouvais concevoir les plus subtiles pensées sans être fatigué. Allongé dans cette position, les yeux courant le long de ma poitrine et de mes jambes, je remarquai le mouvement sautillant que faisait mon pied chaque fois que mon pouls battait. Je me relevai à demi et baissai le regard sur mes pieds, et, en cet instant, j’éprouvai une impression fantastique et étrangère que je n’avais jamais ressentie encore. Mes nerfs étaient traversés d’une secousse délicate, merveilleuse, comme si des frissons de lumière froide les parcouraient. En jetant les yeux sur mes chaussures, on aurait dit que je rencontrais une personne que je connaissais bien ou que je retrouvais une partie détachée de moi-même. Un sentiment de reconnaissance tremblait à travers mes sens, j’eus les larmes aux yeux et je perçus mes chaussures comme une mélodie doucement bruissante qui venait vers moi. Faiblesse ! me dis-je durement et je nouai les poings en disant : Faiblesse ! Je me moquai de moi pour ces sentiments ridicules, je me trouvai, avec une parfaite lucidité, tout à fait risible. Je parlai très sévèrement et raisonnablement, je fermai violemment les yeux pour chasser les larmes. Comme si je n’avais jamais vu mes chaussures encore, je me mis à examiner leur aspect, leur mimique lorsque je remuais le pied, leur forme et leur dessus usé, et je découvris que leurs rides et leurs coutures blanches leur donnaient de l’expression, leur conféraient une physionomie. Quelque chose de mon être était passé dans ces chaussures, elles agissaient sur moi comme une haleine venant vers mon moi, une partie de moi-même qui respirerait…

Je restai à fabuler sur ces sensations un long moment, une heure entière peut-être. Un petit vieillard vint occuper l’autre bout de mon banc. Tout en s’asseyant, il souffla péniblement après sa marche et dit :

« Eh oui, oui, oui, oui, oui, oui, oui, oui, oui, oui, c’est comme ça ! »

Dès que j’entendis sa voix, ce fut comme si un vent me balayait la tête, je laissai les chaussures pour ce qu’elles étaient, et il me semblait déjà que l’état d’esprit que je venais de vivre remontait à une époque révolue depuis longtemps, une année ou deux peut-être, et qu’elle était en train de s’effacer de mon souvenir. J’entrepris de regarder le vieux.

En quoi me concernait-il, ce petit homme ? En rien, en absolument rien ! Si ce n’est qu’il tenait à la main un journal, un ancien numéro, la page d’annonces à l’extérieur, dans lequel il semblait y avoir quelque chose d’emballé. Cela me rendit curieux, je ne pouvais détacher les yeux de ce journal ; j’eus l’idée folle que ce pouvait être un journal tout à fait remarquable, unique en son genre. Ma curiosité crût et je me mis à me déplacer sur le banc, dans un sens et dans l’autre. Ce pouvaient être des documents, des pièces dangereuses volées dans des archives. Et j’eus l’impression que c’était quelque chose comme un traité secret, une conjuration.

L’homme restait tranquillement assis, à penser. Pourquoi ne portait-il pas son journal, comme tout le monde, le titre à l’extérieur ? Qu’est-ce que c’étaient que ces malices-là ? Il n’avait pas l’air de vouloir lâcher son paquet pour rien au monde, peut-être n’osait-il même pas le confier à sa propre poche. J’aurais mis ma main à couper que ce paquet-là dissimulait quelque chose.

Je levai les yeux en l’air. Le seul fait qu’il était tellement impossible de pénétrer cette affaire mystérieuse me rendait fou de curiosité. Je cherchai dans mes poches quelque chose à donner à l’homme pour entrer en conversation et je mis la main sur mon carnet de coiffeur, mais je le recachai. Soudain, je me mis dans l’idée de me montrer extrêmement insolent, je caressai la poche intérieure vide de ma veste et dis :

« Puis-je vous offrir une cigarette ? »

Merci, l’homme ne fumait pas, il avait dû arrêter pour ménager ses yeux, il était presque aveugle. Mais merci bien !

Est-ce qu’il y avait longtemps que ses yeux n’allaient pas ? Alors, il ne pouvait peut-être pas lire non plus ? Même pas des journaux ?

Même pas des journaux, hélas !

L’homme me regarda. Ses yeux malades avaient chacun une taie qui leur donnait un aspect vitreux, cela rendait son regard blanc et faisait une impression répugnante.

« Vous êtes étranger ici ? » dit-il.

Oui. – Il ne pouvait même pas lire le titre du journal qu’il avait à la main ?

À peine. – D’ailleurs, il avait tout de suite entendu que j’étais étranger ; il y avait quelque chose dans mon intonation qui le lui disait.