J’étais complètement absorbé par mes propres histoires, d’étranges visions passaient devant mes yeux, le sang me montait à la tête, je mentais à tour de bras.

À ce moment, l’homme sembla vouloir s’en aller. Il se souleva et demanda, pour ne pas rompre trop brusquement la conversation :

« Il faut qu’il ait de grands biens, ce Happolati ? »

Comment ce vieillard aveugle, répugnant, osait-il manipuler ce nom étrange que j’avais inventé comme si c’était un nom ordinaire qui se trouvait sur l’enseigne de n’importe quel boutiquier de la ville ? Il ne bronchait jamais sur une lettre et n’oubliait pas une syllabe. Ce nom-là s’était incrusté dans son cerveau et s’y était enraciné à l’instant même. Je m’irritai, une exaspération intérieure se mit à monter en moi contre cette personne que rien ne pouvait mettre dans l’embarras, que rien ne rendait soupçonneux.

« Je n’en sais rien, répondis-je, en conséquence, brusquement. Je n’en sais absolument rien. D’ailleurs, laissez-moi vous dire une bonne fois pour toutes qu’il s’appelle Johan Arendt Happolati, à en juger par ses initiales. »

« Johan Arendt Happolati », reprit l’homme, un peu surpris de ma violence. Puis il se tut.

« Vous auriez dû voir sa femme, dis-je, furieux ; une personne plus grosse… Euh ! vous ne croyez peut-être pas qu’elle était particulièrement grosse ? »

Si, il lui semblait bien, il n’y avait pas à le nier ; un pareil homme avait peut-être une femme un peu grosse.

Le vieillard répondait placidement et calmement à chacune de mes sorties, cherchant ses mots comme s’il avait peur de commettre un impair et de me fâcher.

« Par les tourments de l’enfer, l’homme, vous croyez peut-être que je suis là à vous bourrer le crâne de mensonges ? » criai-je, hors de moi. « Vous ne croyez peut-être même pas qu’il existe un homme du nom de Happolati ? Je n’ai jamais vu pareille arrogance et méchanceté chez un vieil homme ! Par le diable, qu’est-ce qui vous prend ? Et par-dessus le marché, vous avez peut-être pensé à part vous que j’étais un homme extrêmement pauvre, assis ici dans ses meilleurs atours, sans un étui plein de cigarettes dans la poche ? Être traité comme vous le faites, je n’en ai pas l’habitude, je vous dirai, et palsambleu, je ne le tolère pas, ni de vous ni de personne, tenez-vous-le pour dit ! »

L’homme s’était levé. Il restait bouche bée, muet, à écouter mon explosion jusqu’au bout, puis il se saisit rapidement de son paquet sur le banc et s’en fut, courant presque dans l’allée, à petits pas de vieillard.

Je restai assis et regardai son dos qui allait disparaissant et semblait se recroqueviller de plus en plus. Je ne sais où je pris cette impression, mais il me parut que je n’avais jamais vu un dos plus malhonnête, plus vicieux que celui-là et je ne regrettai pas d’avoir abreuvé cet homme d’injures avant qu’il me quittât…

Le jour commençait à décliner, le soleil descendait, il y eut un petit bruissement dans les arbres alentour, et les bonnes d’enfants assises en groupes, là-bas près de la balançoire, se disposèrent à ramener leurs landaus à la maison. J’étais calme et bien disposé. La surexcitation dans laquelle je m’étais trouvé s’apaisait peu à peu, je retombais, épuisé, et me mis à avoir sommeil. La grande quantité de pain que j’avais mangée ne me faisait plus trop souffrir non plus. Dans ma meilleure humeur, je me renversai sur le banc, fermai les yeux et m’assoupis peu à peu, je somnolais et j’étais sur le point de m’abîmer dans un profond sommeil quand un gardien du parc posa la main sur mon épaule en disant :

« Vous ne devez pas rester dormir ici. »

« Ah bon ! » dis-je en me levant aussitôt. Et d’un coup, mon affligeante situation se retrouva bien visible devant mes yeux. Il fallait que je fasse quelque chose, que je trouve un moyen ! Chercher des emplois ne m’avait servi de rien ; les recommandations que je montrais étaient devenues un peu anciennes et provenaient de personnes trop inconnues pour pouvoir agir puissamment ; de plus, ces refus constants au cours de l’été m’avaient complexé. Bon… en tout état de cause, il fallait que je paie mon loyer et je devais trouver un expédient. Pour le reste, cela pouvait attendre.

Très involontairement, j’avais repris mon crayon et mon papier, j’écrivis machinalement la date de 1848 dans tous les coins. Si seulement une simple pensée bouillonnante voulait m’émouvoir fortement et me mettre les mots en bouche ! Cela était déjà arrivé, il était réellement arrivé que de tels moments me viennent où je pouvais écrire un long morceau sans effort et le mener à sa perfection.

Je suis là sur le banc, à écrire une vingtaine de fois 1848, à écrire ce chiffre en long et en large de toutes les façons possibles et j’attends qu’une idée utilisable me vienne. Un essaim de pensées inconsistantes me voltige par la tête, l’ambiance du jour déclinant me rend découragé et sentimental. L’automne est arrivé, il a déjà commencé de mettre toutes choses en léthargie, mouches et bestioles ont senti son premier choc, là-haut dans les arbres et en bas, par terre, on entend le bruit de la vie en lutte, bourdonnant, inquiète, s’évertuant pour ne pas périr. Toutes ces existences foulées aux pieds du monde de la vermine s’agitent encore une fois, sortent leurs têtes jaunes de la mousse, lèvent les pattes, tâtonnent de leurs longs fils puis s’affaissent soudain, culbutent et restent ventre en l’air. Chaque plante a pris sa marque particulière, un souffle du premier froid, qui passe. Les brins d’herbe, pâlis, luttent contre le soleil, et les feuilles flétries tombent à terre dans un murmure avec un bruit de vers à soie qui marcheraient. C’est le temps de l’automne, nous sommes en plein milieu du carnaval de l’éphémère ; les roses ont pris une rougeur enflammée, un violent reflet étrange sur leur couleur rouge sang.

Moi-même, je me sentais vermine en voie d’extermination, saisi par l’anéantissement en plein milieu de cet univers prêt à hiberner. Je me levai, pris de craintes bizarres, fis quelques pas fougueux vers l’allée. Non ! criai-je en serrant les poings, il faut que cela finisse ! Et je me rassis, repris mon crayon et voulus me mettre sérieusement à un article. Il ne servait absolument à rien d’abandonner quand on était en présence d’un loyer impayé.

Lentement, très lentement, mes pensées se mirent à se rassembler. Je fis attention et écrivis doucement, en réfléchissant bien, quelques pages comme introduction à quelque chose. Cela pouvait être le début de n’importe quoi, un récit de voyage, un article politique, à mon gré.