C’était un début tout à fait excellent, pour un peu tout.

Puis j’entrepris de chercher une question précise que je pourrais traiter, un homme, une chose sur quoi me précipiter, et je ne pus rien trouver. Parmi ces efforts stériles, le désordre se remit dans mes pensées, je sentais mon cerveau qui avait littéralement des ratés, ma tête se vidait, se vidait, finalement, elle restait légère et sans contenu sur mes épaules. Je sentais de tout mon corps ce vide béant dans ma tête, il me semblait que j’avais été évidé de haut en bas.

« Seigneur Dieu et Père ! » criai-je dans ma douleur, et je repris cet appel maintes fois de suite, sans en dire davantage.

Le vent bruissait dans le feuillage, on allait vers l’orage. Je restai assis un moment encore, regardant, désemparé, mes papiers, puis les repliai et les fourrai lentement dans ma poche. Le temps fraîchit, je n’avais plus de gilet ; je boutonnai mon manteau jusqu’au cou et me mis les mains dans les poches. Puis je me levai et m’en fus.

Si seulement j’avais pu réussir cette fois, cette seule fois ! À deux reprises, ma propriétaire m’avait réclamé, du regard, mon loyer et j’avais dû m’incliner tout en passant furtivement devant elle en faisant un salut gêné. Je ne pouvais recommencer ; la prochaine fois que je rencontrerais ces yeux, je résilierais ma chambre en donnant d’honnêtes explications. De toute façon, cela ne pouvait durer de la sorte.

En arrivant à la sortie du parc, je revis le vieux nain que, dans ma fureur, j’avais mis en fuite. Le mystérieux paquet emballé dans du papier journal était ouvert à côté de lui sur le banc, plein de provisions de toutes sortes, qu’il était en train de mastiquer. Je voulus aussitôt aller à lui et m’excuser, lui demander de me pardonner ma conduite, mais ses provisions me firent reculer. Les vieux doigts qui avaient l’air de griffes pleines de rides serraient les grasses tartines de façon répugnante, je sentis une nausée et passai sans lui adresser la parole. Il ne me reconnut pas, ses yeux me regardèrent fixement, secs comme de la corne, et son visage ne broncha pas.

Et je poursuivis mon chemin.

Comme de coutume, je m’arrêtai à chaque journal affiché devant lequel je passai pour examiner les « Offres d’emplois », et j’eus la chance d’en trouver une que je pouvais prendre : un marchand, dans le faubourg de Grønland, cherchait un homme pour tenir les livres quelques heures chaque soir ; salaire à débattre. Je notai l’adresse de l’homme et priai silencieusement Dieu qu’il me donne cette place. Je réclamerais moins que quiconque pour ce travail, cinquante øre, c’était largement suffisant, ou peut-être quarante øre. Ce serait tout à fait comme on voudrait.

Quand j’arrivai chez moi, il y avait sur ma table un mot de ma propriétaire où elle me demandait de payer mon loyer d’avance, sinon, de déménager dès que possible. Il ne fallait pas que je me fâche de cela, c’était seulement et uniquement une demande qu’elle faisait à contrecœur. Très amicalement, Madame Gundersen.

Je rédigeai une demande d’emploi pour le marchand Christie, faubourg de Grønland, n° 1, la mis dans une enveloppe et la portai à la boîte aux lettres du coin de la rue. Puis je remontai dans ma chambre et m’assis dans mon fauteuil à bascule pour penser tandis que l’obscurité se faisait de plus en plus épaisse. Ça commençait à devenir difficile de se maintenir à flot maintenant.

__________

Le lendemain matin, je me réveillai très tôt. Il faisait encore très noir quand j’ouvris les yeux et ce n’est que longtemps après que j’entendis la pendule dans l’appartement d’en dessous sonner cinq heures. Je voulus me rendormir mais je ne pus retrouver le sommeil, j’étais de plus en plus éveillé, je pensais à mille choses.

Soudain, deux ou trois bonnes phrases, utilisables pour une esquisse, me vinrent à l’esprit, d’exquises trouvailles de style comme je n’en avais jamais eu. Je me répète ces mots et trouve qu’ils sont remarquables. Peu après, d’autres s’y ajoutent, me voici soudain parfaitement éveillé, je me redresse et je saisis du papier et un crayon sur la table derrière mon lit. On aurait dit qu’une veine avait éclaté en moi, les mots se suivent, s’organisent en ensembles, constituent des situations ; les scènes s’accumulent, actions et répliques s’amoncellent dans mon cerveau et je suis saisi d’un merveilleux bien-être. J’écris comme un possédé, je remplis page sur page sans un instant de répit. Les pensées surgissent si soudain et continuent de déferler si abondamment sur moi que je laisse échapper une foule de petits détails secondaires pour ne pas les avoir consignés assez vite, bien que je travaille de toutes mes forces. Cela continue de faire irruption en moi, je suis tout plein de mon sujet et chacun des mots que j’écris m’est comme dicté.

Cela dure, dure délicieusement longtemps, avant que ce moment singulier cesse. J’ai quinze, vingt feuillets rédigés devant moi sur les genoux quand, enfin, je m’arrête et pose mon crayon. Si vraiment ces papiers avaient quelque valeur, j’étais sauvé ! Je saute du lit et je m’habille. Il fait de plus en plus clair, je peux distinguer à demi l’avis du directeur des Phares, en bas, près de la porte, et à la fenêtre, il fait déjà si clair qu’à la rigueur, je pourrais y voir assez pour écrire.