Il arrivait qu’un chien qui me frôlait, une rose jaune à la boutonnière d’un homme missent mes pensées en branle et m’absorbassent longtemps. Qu’est-ce qui n’allait pas ? Le doigt du Seigneur m’avait-il désigné ? Mais pourquoi moi, précisément ? Pourquoi pas, tant qu’on y était, un homme en Amérique du Sud ? En y réfléchissant bien, je saisissais de moins en moins pourquoi moi, précisément, je devais servir de cobaye au caprice de la grâce divine. C’était une assez étrange façon de procéder que de sauter par-dessus tout un monde pour m’atteindre, moi ; il y avait tout de même et le bouquiniste Pascha et l’employé des vapeurs, Hennechen.

Je débattais de cette affaire sans pouvoir en venir à bout, je trouvais les plus graves objections contre cet arbitraire du Seigneur qui me faisait expier pour tout le monde. Même après avoir trouvé un banc et m’être assis, cette question continuait de m’occuper et de m’empêcher de penser à autre chose. Depuis ce jour de mai où avaient commencé mes tribulations, je pouvais noter une faiblesse qui allait croissant peu à peu, j’étais pour ainsi dire devenu trop faible pour me diriger et me conduire là où je voulais ; un essaim de petites bêtes nuisibles avait pénétré mon for intérieur et m’avait évidé. Et si Dieu, carrément, avait dans l’idée de me détruire complètement ? Je me levai et fis les cent pas devant le banc.

En cet instant, tout mon être était au comble de la souffrance. J’avais même des douleurs dans les bras et pouvais à peine supporter de les tenir dans une position ordinaire. Mon dernier repas important me faisait ressentir un fort malaise, j’avais trop mangé, j’étais excité, j’allais et venais sans lever les yeux. Les gens qui déambulaient autour de moi passaient en glissant comme des lueurs. Finalement, mon banc fut occupé par quelques messieurs qui allumèrent leurs cigares et conversèrent à haute voix. Je fus fâché et voulus leur adresser la parole, mais je fis demi-tour et me rendis de l’autre côté du parc où je me trouvai un nouveau banc. Je m’assis.

De nouveau, la pensée de Dieu se mit à m’occuper. Je trouvais tout à fait inacceptable de sa part de s’interposer chaque fois que je cherchais une place, et de tout gâcher, d’autant que tout ce que je demandais, c’était d’avoir à manger pour ce jour-là. J’avais bien remarqué que lorsque j’avais faim un certain temps à la file, on aurait dit que mon cerveau me dégoulinait tout doucement de la tête et me laissait vide. Ma tête devenait légère et absente, je ne sentais plus son poids sur mes épaules, et j’avais la sensation que mes yeux restaient exagérément béants lorsque je regardais quelqu’un.

J’étais là, assis sur mon banc, à réfléchir à tout cela, j’étais de plus en plus amer contre Dieu à cause de ses continuelles tracasseries. S’il pensait m’attirer plus près de lui et me rendre meilleur en me torturant et en ajoutant obstacle sur obstacle sur ma route, il se trompait un peu, je pouvais l’en assurer. Et je levai les yeux vers le Très-Haut, pleurant presque de défi, et je le Lui dis une fois pour toutes dans la sérénité de mon âme.

Des bribes de mon catéchisme me revinrent à la mémoire, les accents de la Bible chantaient à mes oreilles, je me parlai tout doucement à moi-même en penchant sarcastiquement la tête. Pourquoi m’inquiéter de ce que je mangerais, de ce que je boirais et de ce que je mettrais dans le misérable sac à asticots que l’on appelait mon corps terrestre ? Mon père céleste ne s’était-il pas soucié de moi comme des moineaux sous le ciel, ne m’avait-il pas fait la grâce de faire de moi son humble serviteur ? Dieu avait fourré le doigt dans mon réseau nerveux et modérément, très superficiellement, il avait mis un peu de désordre dans les fils. Et Dieu avait retiré son doigt et il y avait des effilochures et de fins fils rouges sur ce doigt, qui venaient des fibres de mes nerfs. Et il y avait un trou béant à la place de son doigt, qui était le doigt de Dieu, et une blessure dans mon cerveau sur le passage de son doigt. Mais là où Dieu m’avait touché du doigt de sa main, il m’avait laissé tranquille, ne m’avait plus touché et avait fait en sorte que rien de mal ne m’arrivât. Il me laissait aller en paix, et il me laissait aller avec ce trou béant. Et rien de mal ne m’arrivait de la part de Dieu qui est le Seigneur en toute éternité…

Le vent m’apportait des bouffées de musique depuis le square des étudiants, donc, il était plus de deux heures. Je sortis mes papiers pour essayer d’écrire quelque chose, du coup mon carnet de coiffeur tomba de ma poche. Je l’ouvris et comptai les pages, il restait six bons. Dieu soit loué ! dis-je involontairement ; je pourrais encore me faire raser quelques semaines et avoir assez bonne allure ! Et cette petite propriété que je possédais encore me rendit aussitôt de meilleure humeur ; je lissai soigneusement ces bons et mis le carnet dans ma poche.

Mais écrire, je ne le pouvais pas. Au bout de quelques lignes, aucune idée ne me venait ; mes pensées étaient ailleurs, et je ne pouvais me concentrer pour faire un effort précis. Tout agissait sur moi et me distrayait, tout ce que je voyais me donnait de nouvelles impressions. Des mouches, de petits moustiques se posaient sur le papier et me dérangeaient ; je soufflais dessus pour les faire partir, je soufflais de plus en plus fort, mais en vain. Ces petites brutes se calent sur le derrière, se font lourdes et résistent au point de courber leurs minces pattes.