Horrifié, Stony la vit s’asseoir à côté de lui et l’embrasser sur la bouche. Il se prit la tête à deux mains et fit quelques pas en chancelant. Butler l’arrêta.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Je vais les buter, tous les deux.

— Quoi ? fit Butler en se tournant vers la table de Mott. Oh, merde, je savais que ça arriverait.

— Je vais les buter tous les deux.

— Stony, lâche-lui les baskets. Tu peux baiser ailleurs, toi aussi.

— J’ai pas envie. J’en ai pas besoin. Elle non plus, sale allumeuse.

Il haletait, regardait autour de lui avec des yeux fous.

— Allez, viens, on va au Third Rail.

— Je veux rester ici ! rétorqua Stony en braquant un index tremblant vers le sol.

Butler eut un soupir puis son visage s’éclaira.

— Annette Trois-Doigts a dit qu’elle irait au Camelot, ce soir. On n’a qu’à…

— J’ai pas besoin d’aller baiser en ville, Butler, j’ai tout ce qu’il me faut ici.

— Hé, Stony ! Ça roule ?

Stony grommela un « Salut » au videur, un grand Noir avec de larges épaules et une haute coiffure afro.

— Butler, quoi de neuf ? s’enquit le gars en assénant une claque au dos du copain de Stony.

— Arrêtez les craques ! Attention aux claques ! scanda Butler. Finies les arnaques, v’là Chili Mac !

Il abattit sa paume sur celle du videur tandis que Stony détournait les yeux, l’air contrarié.

— Qu’est-ce qu’il a ? demanda Chili Mac en le désignant du menton.

— Ah, Cheri lui casse les couilles.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Elle se met avec Mott.

— Mott le Mammouth ?

— Il les veut toutes.

— Toutes les louloutes ?

— Ça fait aucun doute.

— Vous êtes des vrais rigolos, marmonna Stony. Vous feriez un tabac à Broadway.

— Il comprend pas la plaisanterie, ce mec, dit le videur à Butler.

— Mac, t’as envie de te prendre un gnon ?

— Dans la gueule ou dans le fion ?

— Vous allez la fermer ? beugla Stony, qui semblait hésiter entre les larmes et le meurtre.

Chili Mac se calma. Stony secoua tristement la tête.

— Son enterrement et mon procès. Ça me pend au nez.

Mac haussa les sourcils.

— Pourquoi tu vas pas au Camelot ? Paraît que t’as le ticket avec Trois-Doigts.

— Vous êtes obsédés, tous les deux. Pourquoi vous y allez pas vous-mêmes ?

— J’irais bien, répondit Mac, sauf que c’est toi qu’elle veut.

— Ah, ouais ? fit Stony en s’efforçant de masquer son intérêt.

Lorsque Barry White attaqua You’re My Everything, le vide se fit autour du comptoir.

— Mets tes pépètes… sur Annette, conseilla Mac.

— Elle fait ça avec Gillette, enchaîna Butler.

— Avec un rasoir ?

— Matin et soir.

Butler et Chili Mac se claquèrent dans la main. Mac se retourna et, tendant les bras derrière le dos, frappa de nouveau dans les paumes de Butler.

Stony s’esclaffa pour la première fois de la soirée.

— Des vrais clowns, vraiment.

Ils échangèrent un regard, soulagés. A la fin de la chanson, la marée s’inversa et le comptoir fut de nouveau assiégé. Puis Carl Douglas entonna Kung Fu Fighting et la marée reflua.

Chili Mac dansait distraitement au bar en surveillant la piste. Il n’avait que dix-huit ans mais il soulevait de la fonte et faisait du karaté. Il n’avait pas encore rencontré un type capable de lui mettre une branlée. Frankie Bones, l’autre videur, se trémoussait sur une chaise de l’autre côté de la piste. Tous les jours, il passait la soirée à danser sur cette chaise à moins qu’il n’y ait un problème. Frankie avait trente ans, il était irlandais et costaud. Chili Mac et lui se haïssaient avec passion. Chili rêvait du jour où ils régleraient enfin leurs comptes sur le parking, de préférence devant une foule, là aussi.

Stony se sentait mieux. Détendu. Il aimait bien Mac. Il oublia Cheri et ne regardait même plus dans sa direction, mais, alors qu’ils se tenaient tous les trois au bar, elle passa devant eux au bras de Mott et se dirigea vers la sortie. Stony s’affala contre le comptoir.

— Il est vachement balaise, dit Chili Mac.

— Tu crois qu’il la…

Butler ne finit pas la rime.

Stony l’avait saisi par le devant de sa chemise.

— Tu crois qu’il la quoi ? vociféra-t-il, aveuglé par la rage.

Butler eut un sourire nerveux, appela Chili Mac à l’aide du regard.

— Je sais pas, moi.

— Alors, si tu sais pas, dit Stony, poignardant Butler de l’index, tu la fermes.

— Hé, mon pote, intervint Chili Mac.

Il posa une main sur l’épaule de Stony, qui se dégagea violemment sans cesser de fixer Butler.

— Tu m’aides beaucoup, là, Butler.

— Stones, j’ai rien voulu dire.

Butler passa un bras hésitant autour des épaules de son copain et, comme cette fois il ne se débattait pas, le ramena doucement vers le comptoir.

— La même chose, commanda-t-il.

Il avait encore le bras autour des épaules affaissées de Stony et les sentit commencer à trembler. Soudain, Stony se blottit contre la poitrine en sueur de Butler et se mit à chialer comme un bébé. Chili Mac fut presque soulagé quand une bagarre éclata sur la piste et l’obligea à s’éclipser. Butler tapota avec gêne le dos de Stony, qui se redressa en s’essuyant les yeux.

— Ah, merde, geignit-il.