Qu’est-ce qu’il y ferait ? Il perdrait quatre ans à apprendre des conneries et il se retrouverait à branler un stylo pour huit mille dollars par an ?

Tommy alluma ses phares.

— Il est trop malin pour s’inscrire à l’université. Il sait où il faut aller pour se faire sa place.

1. Célèbre joueur de base-ball des années 1950. (N.d.T.)

2

A neuf heures et demie, ce vendredi soir, Stony, adossé au bar, baignait dans la douce lumière rouge du D’Artagnan. Les murs de stuc blanc étaient hachurés de croisillons de bois sombre. Au-dessus de sa tête était accroché le poster d’une voluptueuse fille nue à la coiffure afro qui se tenait, jambes écartées, dans la clairière d’une jungle. Ses yeux, ses tétons, la végétation luxuriante qui l’entourait et la légende Lilith émettaient un miroitement phosphorescent sinistre.

Stony attendait. De temps en temps, il jetait un coup d’œil à la table, à droite, d’où trois types inspectaient les lieux. L’un d’eux, Mott, ne cessait d’observer Stony. Lorsque Stony se tournait de son côté, il croisait brièvement le regard de Mott, puis tous deux feignaient un manque total d’intérêt et détournaient les yeux. Stony serrait et desserrait les poings sans arrêt. Ses tripes se contractaient. Il fumait clope sur clope et avalait des cocktails à la chaîne. Une foule mêlée de Blancs, de Noirs et de Portoricains faisait trembler la piste au rythme du Love and Happiness d’Al Green, mais Stony entendait la musique comme si elle provenait d’une pièce éloignée. A la fin du morceau, Butler sortit de la piste en titubant, sa chemise à fleurs trempée. Il rejoignit Stony, essuya une goutte de sueur coulant au bout de son nez.

— Putain ! hoqueta-t-il en s’affalant sur le comptoir. Si cette pouffe t’astique le manche aussi bien qu’elle bouge les hanches…

Stony l’ignora et fixa Mott d’un œil mauvais. Butler le regarda.

— Hé, t’as entendu ce que je viens de dire ?

— Hein ? fit Stony, comme s’il venait juste de remarquer sa présence.

Butler regarda Mott, boxa le bras de Stony et s’exclama :

— Tu danses ou quoi, ce soir ?

— Nan… nan, répondit Stony en ramenant les yeux sur la table.

— Tu me fous pas dans une baston, d’accord ? T’as promis.

— T’inquiète.

Manu Dibango jouait Soul Makossa dans la sono. Butler avala une longue goulée d’air et replongea sur la piste. Stony finit son verre au moment où Cheri s’avançait, vêtue d’un pantalon moulant et d’un chemisier de soie blanche dont elle avait noué les pans sous ses seins. On lui voyait les mamelons à dix mètres. Elle s’approcha de lui, posa une main sur son bras raide et lui embrassa la joue. Il ne réagit pas. Elle vit Mott et sourit. Stony eut envie de lui en coller une dans la figure.

— T’as fait quoi de ton soutif, tu l’as brûlé ?

Elle le regarda, les traits tirés par la fatigue.

— Stony, lâche-moi, tu veux ?

Elle commença à s’éloigner, il la retint par le bras.

— Où tu vas ?

— J’ai envie de danser, ça te dérange ?

— Alors, danse avec moi.

Il la poussa sur la piste et ils se mirent tous deux à remuer avec rage, raides et à contretemps. A la moitié du morceau, Cheri quitta la piste. Pris de panique, Stony bouscula les autres danseurs pour la rattraper, la rejoignit au bar et lui saisit de nouveau le bras.

— Je t’aime, Cheri, murmura-t-il, le visage inondé de sueur.

Les traits de Cheri se détendirent un instant.

— Moi aussi, je t’aime, Stony, mais t’as promis, lui rappela-t-elle.

— Je sais, je sais.

Il grimaça, fixa son long visage sombre encadré de tresses blondes. Ses grands yeux marron plaidaient pour une libération sur parole. Il la lâcha. Elle sourit, le bécota sur le nez et se dirigea vers la table de Mott.