On a bavardé. Elle s’appelait Francine Etter mais elle chantait sous le nom de Marlena King. En espérant que les gens la confondraient avec Morgana King. Lui, il s’appelait Larry. Il travaillait à la poste mais il suivait des cours du soir pour devenir dessinateur industriel. J’avais jamais vu des gens aussi amoureux. Ils m’emballaient tellement que je leur ai raconté la fois où j’étais passée à l’émission de radio de Ted Mack, avec mes copines Maureen et Felice ; on avait chanté Boogie Woogie Bugle Boy et Hold Tight, le directeur des programmes nous avait dit qu’on ressemblait aux Andrews Sisters, même si on n’avait pas gagné, et le lendemain, quand on est retournées à James Monroe, on était des célébrités, tous les élèves nous avaient entendues la veille à la radio et on avait notre photo en première page du journal du bahut.
Marie regarda par-dessus l’épaule de Phyllis.
— Les Etter et moi, on a échangé nos numéros de téléphone et on a promis de se revoir pendant les vacances. J’avais même proposé qu’on se retrouve tous au Neville Country Club d’Ellenville pour le Memorial Day… des trucs dingues comme ça. Ils m’ont embrassée tous les deux pour me dire au revoir et j’avais l’impression que c’étaient les meilleurs amis que j’avais au monde. Mais dès qu’ils sont partis, j’ai recommencé à penser au bébé, à Tommy, à l’appartement, et j’ai eu l’impression de ne plus pouvoir respirer. Je me suis remise à pleurer et j’ai pris le métro pour aller chez ma mère, sur le Concourse. Il était six heures et demie, le soleil se levait, tout était silencieux, tranquille. J’aurais voulu que le Bronx soit toujours comme ça. Je suis montée à l’appart de ma mère et pour ne pas la réveiller je me suis allongée sur le canapé du séjour. Quand j’ai rouvert les yeux, ma mère me secouait en gueulant en italien. Il était dix heures. Affolée, je suis sortie en courant, j’ai sauté dans un taxi pour rentrer. A la maison, je me suis précipitée dans la chambre et j’ai pris l’odeur en pleine poire. Il y avait de la merde partout. Stony était penché au-dessus du berceau et essayait de changer la couche d’Albert. Il avait dix ans, t’imagines. Il avait même préparé un biberon. Comme il ne savait pas comment chauffer le lait, il l’avait rempli de soda à la vanille. Des gosses comme lui, j’aurais voulu en avoir dix.
Phyllis fixait sa belle-sœur d’un regard ébahi.
— Comment ça se fait que tu n’en as jamais parlé à personne ?
— Qu’est-ce que j’aurais pu dire ? Que j’avais fait une fugue, comme une gamine ? C’est fini… c’est de l’histoire ancienne.
— Tu ne les as jamais contactés, ces gens ?
— Quels gens ?
— La chanteuse et…
— Oh… Non.
— Salut, Chub.
Stony s’écarta pour laisser entrer son oncle.
— Salut, Stones.
Chubby fit semblant d’empoigner les roupettes de son neveu, traversa le vestibule au papier mural feuilles de lierre et se dirigea vers la cuisine.
— Où il est, ton dab ?
— Il est de nuit.
— Comment ça ? On est lundi. Je pensais que c’était Carmines qui faisait la nuit, le lundi.
— Carmines est malade.
— Ah, merde.
Stony entra dans la cuisine où la partie supérieure du corps de Chubby disparaissait derrière la porte ouverte du réfrigérateur.
— Vous aviez prévu quelque chose ?
Chubby se redressa, trois œufs durs à la main.
— Non, on devait juste aller au Banion’s, quelque chose comme ça… Tu fais quoi, toi ?
— Je glande, répondit Stony en haussant les épaules.
Chubby le regarda longuement.
— Tu veux prendre une biture avec ton oncle ?
— D’accord, répondit Stony avec un sourire.
— Kesskivapa ? demanda Chubby.
Stony jouait avec le touilleur de son whisky et fixait le fond de son verre sans le boire. Il haussa les épaules.
— Il est bon, ce scotch, marmonna Chubby. Si t’en veux pas…
Il tendit la main pour prendre le verre mais Stony s’en saisit et le vida d’un trait.
— Waouh ! s’exclama Chubby.
Stony sourit malgré lui mais ne leva toujours pas les yeux. Un disque passait sur le juke-box :
Une femme trompeuse, un homme rongé de jalousiiie,
C’est comme ça qu’ont commencé tous les ennuiiiis.
Stony ricana. Il avait éclusé le scotch un peu trop vite.
— Ça te plaît, cette musique de négros ?
— Quoi ?
Stony regarda enfin son oncle, le vit indiquer le juke-box de la tête.
— C’est James Brown, non ?
Stony haussa de nouveau les épaules, sourit.
— Hé, je suis pas si vieux, argua Chubby.
— J’ai rien dit.
— Je l’ai vu à l’émission d’Ed Sullivan. Si je pouvais me faire autant de blé en gueulant comme un pédé de mac taré, je quitterais mon boulot demain.
Stony imagina son oncle à la télé dansant comme James Brown et pouffa.
— Tu trouves ça drôle ?
Chubby descendit son scotch et fit signe de remettre une tournée.
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