Banion s’approcha dans son fauteuil roulant.
— Mikey, tu sais qui c’est ?
Chubby indiqua son neveu, qui examinait son reflet dans une petite flaque de whisky répandue sur le comptoir.
— Devine : c’est le gosse de qui ?
— De Tommy ?
Banion regarda Stony en plissant les yeux.
— Alors, t’y entres ou pas ? Chez les électriciens ?
Stony leva la tête, porta son regard sur le réseau de veinules rouges du nez du patron du bar.
— Je sais pas.
Banion continua à l’observer, la bouche entrouverte.
— T’as un oncle en or, déclara-t-il. Et un père en or, aussi.
Il appuya sur un bouton et le fauteuil roula en marche arrière le long du comptoir.
Chubby but une gorgée de son verre.
— La musique noire, elle est morte avec Nat King Cole, affirma-t-il.
Il marqua une pause pour laisser à son neveu le temps d’assimiler l’information. Stony engloutit la moitié de son whisky.
— Avant, je jurais que par Johnny Mathis, et puis j’ai lu qu’il était pédé… Stones, qu’est-ce que t’as, bordel ?
Surpris, Stony répondit d’une voix fêlée :
— Rien.
— Joue pas de pipeau à un joueur de pipeau. C’est Cheri, hein ? demanda Chubby en lui pressant le poignet. Elle t’en fait baver des ronds de chapeau, je connais les signes. Le premier, c’est que t’en décroches pas une à ton oncle favori qui t’emmène en virée.
Stony haussa les épaules, tenta de libérer sa main.
— C’est Cheri, hein ? insista Chubby.
Stony passa son autre main sur ses yeux.
— Chub, tu peux pas savoir.
— Môme, je me souviens du jour où tu es né. Je me souviens de l’odeur de merde de tes couches, pour être franc. Je me souviens de trucs sur toi que t’as même pas envie de savoir.
Stony réussit à dégager sa main.
— Comme quoi ?
— T’as pas envie de savoir, tu peux me croire.
— Comme quoi ? répéta Stony.
— Comme ta première cuite, répondit Chubby en riant.
Stony se souvint de ce soir-là : il avait quatorze ans, il était soûl et en faisant des sauts périlleux dans la salle de séjour il avait éclaté l’écran du nouveau téléviseur couleur acheté trois semaines plus tôt. Tommy avait voulu lui mettre une rouste, mais son frère l’avait ceinturé jusqu’à ce qu’il se calme puis avait servi à tout le monde le verre de l’armistice. Un moment, Stony se sentit plein d’amour pour son oncle. Il rougit, une curieuse boule se forma dans sa gorge.
— Tu t’en souviens, hein ? reprit Chubby en lui boxant le biceps. Alors, me dis pas que je sais pas.
— Chaque fois… chaque fois que je pense à elle, j’en suis malade, Chub. Je l’aime tellement. Elle couche avec tout le monde et ça me fait mal, ça me donne envie de tout casser. Elle était si… si innocente, avant.
Le visage crispé de souffrance, il cherchait une réponse dans les yeux de son oncle.
— J’ai cette faim… cette démangeaison dans ma tête quand je suis près d’elle, comme si j’avais des boutons à l’intérieur et que je ne peux pas les gratter. Je me sens angoissé, je ne supporte pas de rester une seconde sans pouvoir la regarder, la prendre dans mes bras. Je la rends dingue. Des fois, tout ce que j’arrive à dire, c’est : « Tu m’aimes ? » Et quand on baise, j’ai l’impression de peser une tonne sur elle. Je sais pas ce que je veux d’elle. Ça me rend fou. Quand je suis seul à la maison, je me sens perdu dans l’espace, je mets un disque que je connais par cœur, Sly par exemple, ou James Brown, j’écoute la musique et je la laisse me ramener sur terre… Comme si j’étais stone. Je tiens plus, ça va péter.
Chubby ne riait pas, il fixait les glaçons de son verre. Il leva les yeux vers son neveu.
— Stones, t’as dix-sept ans, maintenant… Pour moi, t’es un homme. T’es encore un gamin pour beaucoup de choses, mais au fond t’es un homme.
Stony fronça les sourcils. Chubby se mordilla le pouce en regardant par-dessus l’épaule de Stony.
— OK, je vais te dire un truc, Stones. Un truc que j’ai raconté seulement à ton vieux.
Stony se sentait mieux d’avoir parlé de sa souffrance à son oncle.
— Je vais te raconter l’histoire de Sooky.
— De qui ?
— Laisse-moi te poser une question. Qu’est-ce que tu penses de ta tante Phyllis ?
— Dans quel sens ?
— Enfin, tu sais bien.
Chubby dessina de la main une forme féminine dans l’air.
— Qu’est-ce que t’en penses ?
— J’en sais rien, répondit Stony, embarrassé.
— « J’en sais rien », répéta Chubby d’un ton de débile.
Il vida son scotch et le reste de celui de Stony.
— Je t’ai vu la lorgner.
Stony ouvrit la bouche pour protester mais Chubby agita la main.
— Je m’en fous… Eh ben, Phyllis, à côté de Sooky, c’est un cageot. Je te parle de ça y a vingt-neuf ans.
Banion apporta une autre tournée.
— Je l’ai rencontrée en Indonésie, pendant la guerre, continua Chubby. J’avais vingt ans.
Cette idée parut l’étonner.
— Quel étalon j’étais ! A côté, t’aurais eu l’air d’une fiote, beugla-t-il en abattant son poing sur le comptoir.
Stony était trop effrayé pour se sentir vexé.
— C’était une Javanaise.
— Une Jap ?
— Non, écoute ce que je dis : Ja-va-naise.
— Connais pas.
— Une chinetoque hollandaise ! Nue, murmura Chubby pour lui-même.
Stony se représenta un visage oriental encadré de boucles filasse.
— Nue, répéta Chubby, qui serra les dents et ferma les yeux. Oooh, cette pute à la peau brune.
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