Elle avait des tétons… Des tétons de jungle, Stony.
Stony fantasma sur la forêt vierge et la filasse devint noire et mouillée dans son esprit.
— Je l’ai prise, cette garce, murmura Chubby. Elle était douce…
Il vida son verre.
— Un con incroyable, dit-il, oscillant sur son tabouret.
Stony se demanda s’il devait aider son oncle à garder l’équilibre et tendit le bras pour le rattraper en cas de besoin. Il craignait vaguement de se prendre un gnon.
— D’un noir… d’une douceur…
— Elle était noire ? s’étonna Stony.
Chubby ouvrit les yeux.
— Elle était dorée. Je l’ai prise, la garce ! Première fois.
Il commença à dodeliner de la tête.
— Elle avait un con comme une rose noire humide… J’en étais dingue.
Banion attira l’attention de Stony et lui fit un clin d’œil. Stony ne sut pas ce que cela voulait dire.
— Un visage de chatte… de chatte…
Soudain Chubby se redressa.
— Elle ne disait jamais rien. Jamais. De grands yeux en amande mais elle ne disait jamais rien. Je la ramonais…
Il s’interrompit, réclama d’un geste un autre scotch.
— Phyllis, c’est rien à côté.
Chubby fixa le dessus du comptoir, les traits figés, et Stony sut à quoi son oncle ressemblerait dans son cercueil.
— On n’a qu’une chance dans la vie, Stones. Faut pas la manquer.
Stony se leva.
— Je dois rentrer, Chub.
Chubby posa la tête sur ses bras croisés. Stony quitta le bar.
Au bout d’un moment, Chubby se mit péniblement debout et se dirigea vers les toilettes en titubant, en s’appuyant aux épaules des clients assis au comptoir. Vint le tour de Sylvia. Surprise, elle se retourna, découvrit Chubby et replongea les yeux dans son verre. Chubby demeura un instant à vaciller sur place avant de pénétrer dans les toilettes. Il se pencha au-dessus de l’urinoir, posa le front contre le carrelage frais, tout en se balançant doucement, d’avant en arrière, la queue dans la main.
6
Le samedi, à cinq heures et demie du matin, Stony remua sous les couvertures comme une chaîne montagneuse en formation. Seuls ses cheveux dépassaient, façon buisson noir. Albert était debout depuis une demi-heure, les dents brossées, les cheveux peignés, les chaussures lacées. Assis au bord de son lit, il regardait la forme endormie de son frère. Chaque fois que la masse ronflante de Stony changeait de position ou roulait sur le côté, Albert se levait, et lorsque Stony replongeait dans le sommeil, Albert se laissait retomber sur son lit. De cinq heures et demie à six heures et demie, il changea cinq fois de chemise. A sept heures moins le quart, il se brossa de nouveau les dents. A sept heures, le son des dessins animés et les reflets mouvants de l’écran du téléviseur amenèrent Stony à se redresser dans le lit, aveuglé par la lumière.
Albert, assis en tailleur sur la moquette devant la télé, tourna la tête en entendant son frère bouger.
— C’est trop fort, Stony ?
Stony grogna, toussa.
— Tu veux du café ? demanda Albert.
Stony toussa de nouveau, on aurait dit le cri d’un oiseau préhistorique dans un film d’épouvante japonais. Il chercha son paquet de Marlboro à tâtons sous l’oreiller. L’estomac d’Albert se souleva quand Stony alluma une cigarette mais, craignant d’agacer son frère, il ne dit rien.
— Il est quelle heure ? marmonna Stony.
— Huit heures environ, répondit Albert en se dirigeant vers la cuisine. Faut qu’on y aille.
— Attends attends attends.
Stony le rappela d’un geste, prit son réveil et le tint devant ses yeux.
— Ah, merde, Albert, il est sept heures.
Il posa sa cigarette, se rallongea dans le lit. Albert se tordait nerveusement les doigts.
— Stony ? Stony, on va être en retard, il faut qu’on y aille…
Stony expira bruyamment par le nez, frotta de ses poings ses yeux clos mais ne fit pas mine de se lever.
— Albert, le cinoche commence pas avant midi. Dans cinq heures, bordel. Fous-moi la paix, d’accord ?
— Mais ils auront peut-être vendu tous les billets, argua Albert en se tortillant.
— Le guichet n’ouvre pas avant onze heures et demie. Laisse-moi pioncer jusqu’à neuf heures. A neuf heures, on ira là-bas et on prendra les billets, OK ?
Ce n’était pas OK du tout, mais avant qu’Albert puisse répondre Stony avait recommencé à ronfler. Albert alla s’asseoir dans le coin-repas et ouvrit le New York Post du vendredi à la page Cinéma pour la seizième fois depuis que son frère lui avait promis de l’emmener voir un film et étudia la publicité aux tons rouges en y cherchant un détail qui lui aurait échappé.
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