Le rectangle était barré en haut de lettres en bambou brisé : KUNG-FU, LE COUP MORTEL. En dessous, un énorme poing sanglant semblait crever le papier sur lequel la pub était imprimée. Au-dessus, le visage du propriétaire du poing. Un Chinetoque aux cheveux longs, le front ceint d’un bandeau, la bouche ouverte sur le cri-qui-tue. De chaque côté du poing, deux autres Chinois engagés dans un combat à mort. En bas de la pub, deux globes oculaires flottant dans une flaque de sang fixaient le poing. Albert connaissait chaque éclaboussure rouge par cœur.

Stony se leva à neuf heures, comme il l’avait promis. A huit heures cinquante-cinq, Albert attendait dans l’encadrement de la porte, une tasse de café à la main, comme un domestique.

A neuf heures et demie, ils étaient dans le vestibule et Stony comptait son argent. Ils entendirent Marie se lever. Stony regarda la porte de la chambre de ses parents, les tripes nouées par la colère. Quand il se retourna, Albert avait disparu.

Pendant qu’ils attendaient le métro, Albert glissa machinalement la main dans celle de son frère. Normalement, Stony aurait trouvé que c’était un truc de pédé, mais Albert était son petit frère. En plus, il aimait le contact de la main d’Albert, toujours chaude et sèche. Il aimait aussi l’odeur de sa tête. Chaque fois qu’ils luttaient ou chahutaient, Stony collait toujours son nez le plus près possible de la tête d’Albert, même si ses cheveux lui entraient dans les narines. La tête d’Albert sentait le talc. Stony aimait son frère, truc de pédé ou non.

La sortie du métro débouchait au milieu d’une douzaine de cinémas sordides. Albert avait les yeux écarquillés d’excitation. Il n’était jamais venu à Times Square sans ses parents. Stony fut sidéré par la racaille qui y traînait. Des mecs en robe, de jeunes tapineurs crados remuant leurs couilles, la main dans la poche, faisaient baisser les yeux aux vieux types devant les cinémas ; de grands Noirs maigres en costume vert-jaune de proxo ou en blouson jaune de chantier, des poivrots, des toxicos, des solitaires. Il était dix heures, un samedi matin et l’endroit chauffait déjà.

— Putain de merde ! lâcha Stony, qui n’était pas venu là depuis des années.

Albert riait, claquait des mains.

— Regarde tous ces cinés !

— Pas besoin de ciné. J’ai jamais vu autant de monstres de ma vie.

Stony observait avec fascination un jeune Portoricain de douze ou treize ans qui se tenait devant un Orange Julius. Il avait des cheveux noirs longs et gras maintenus par un bandana rouge, un visage sombre aux traits durs. Soudain, Stony se rendit compte que l’ado lui rendait son regard et il agita la tête pour signifier « Non, pas mon genre », et saisit la main d’Albert. Le garçon ricana. Décontenancé, Stony lâcha la main d’Albert puis la reprit aussitôt en criant :

— C’est mon frère, nom de Dieu !

Ils arrivèrent devant le cinéma une heure avant l’ouverture du guichet. Albert aurait voulu attendre là, mais Stony l’entraîna plus loin.

— Viens, je t’emmène au resto.

Une fois à l’intérieur de la cafétéria à distributeurs automatiques, Stony donna une poignée de pièces à son frère et lui dit de prendre ce qu’il voulait. Albert revint un quart d’heure plus tard avec sur son plateau une orangeade, un muffin à la farine de maïs et une saucisse chaude reposant sur un lit ovale de haricots à la sauce tomate. Stony avait choisi un café et un gâteau fourré à la confiture de prune.

— T’es déjà venu ici ? demanda-t-il.

— Une fois, avec maman, quand j’avais six ans, répondit Albert.