J’ai vomi.
Il but son orangeade.
— Qu’est-ce que t’étais venu faire ici avec maman ?
— Elle devait voir quelqu’un pour un travail de secrétaire et y avait personne pour me garder.
— Qu’est-ce qu’elle a fait quand t’as vomi ?
— Elle m’a puni.
Albert prit la saucisse et en détacha de petits morceaux qu’il glissa dans sa bouche.
— Elle ne te passe jamais rien, hein ?
— Quoi ?
— Rien. Finis de manger, j’ai envie de faire un flipper.
Albert laissa les haricots et le muffin. Ils allèrent dans une galerie de jeux proche du cinéma et parcoururent les allées dans un vacarme d’explosions de torpilles, de crissements de pneus, de tintements de cloches, de mugissements de sirènes et de grognements monocordes produits par un robot cow-boy.
— Je veux jouer à ça ! s’écria Albert en s’arrêtant devant un flipper portant l’inscription HOOTENANNY et tous les personnages de l’émission de variétés Hee-Haw dessinés sur le panneau d’affichage du score.
Il était loin du compte. Il appuyait trop tard sur les flippers et perdait toutes ses billes.
— Attends, dit Stony, j’ai une idée.
Il glissa une autre pièce dans la fente.
— Tu prends ce flipper et moi l’autre.
Il se posta du côté gauche de l’appareil, laissant Albert s’occuper du droit et lancer les billes. Ils firent six parties en augmentant à chaque fois leur score et Stony donna un coup de coude à son frère quand ils ressortirent.
— On est les rois du flipper, hein ?
— Ouais ! s’exclama Albert en riant. Boïng boïng boïng ding ding ! Hé, regarde !
Il montrait avec stupeur une rangée de badges rouge et blanc accrochés à un présentoir de masques de gorille, de tee-shirts ringards et de poulets en caoutchouc dans la vitrine d’un magasin de gadgets. Sur le trottoir, un petit marsouin mécanique en plastique nageait dans une bassine en projetant toutes les quelques secondes un mince jet d’eau.
— Regarde celui-là !
Il indiqua le premier badge de la rangée qui portait le nom ALBERT, puis un autre, intitulé TOMMY.
— On peut en prendre deux comme ça, un pour toi et un pour papa.
Avant qu’ils entrent, il repéra un badge MARIA et conclut :
— On en aura un pour tout le monde.
Le Coup mortel était un vrai film de castagne détaillant plus de méthodes pour donner la mort que Heinz n’avait de sortes de sauces. Des bridés sautaient à quatorze mètres de haut pour s’exploser la tronche. Le sang coulait à gros bouillons ou en filets de tous les trous du corps humain. Albert demeura toute la séance les yeux écarquillés en se bourrant de pop-corn. Le film plut aussi à Stony, qui resta cloué sur son fauteuil jusqu’à la fin malgré une forte envie de pisser.
— J’ai bien aimé le moment où Ting Ping arrache le nez de l’autre, dit Albert.
Il tendit deux doigts repliés, les fourra dans les narines d’un adversaire invisible et tira.
Aveuglé par le soleil de l’après-midi, Stony tentait de se repérer.
— T’as envie de bouffer chinois ?
Ils remontèrent Broadway jusqu’au Hunan Star.
— Stony, murmura Albert en passant la tête sur le côté de l’immense menu rouge, tu crois qu’ils savent…
Il fendit l’air d’un coup de karaté.
— Seulement ceux du New Jersey.
Ils étaient assis au milieu du restaurant, près d’un faux muret d’un mètre vingt de haut surmonté d’un bac de plantes vertes en plastique épais. Le mur du fond était couvert de photos de la Grande Muraille. Stony et Albert étaient les seuls clients. Des serveurs chinois se faufilaient entre les tables, des couverts à la main. Un grand maigre en veste rouge maculée de petites taches de bouffe et arborant une banane noire luisante de douze centimètres de haut vint prendre la commande.
— Euh, n° 9 avec une soupe aux nids d’hirondelle, choisit Stony. Et toi ?
Albert regarda le serveur, ferma un œil et se frotta le menton. Stony eut un affreux pressentiment et se couvrit les yeux.
— Vous connaissez le kung-fu ? demanda Albert.
Le serveur sourit.
— Ah ! Bluce Lee.
— Albert, non, murmura Stony, planqué derrière son menu.
Albert se leva et prit la position n° 1 du kung-fu, penché en avant, une main aux doigts repliés près de la poitrine, l’autre fermée en un poing, le bras tendu. Le serveur s’esclaffa, cria quelque chose en chinois. Ses collègues s’arrêtèrent de préparer les tables, levèrent la tête et rirent eux aussi.
— Albert, s’il te plaît, fit Stony, le visage plus rouge que le menu.
L’un des garçons proches de leur table, un gros avec un sourire de six pieds de large, s’avança, se planta devant Albert et poussa ce qui pouvait passer pour un cri de kung-fu. Albert attaqua en criant lui aussi et en distribuant des coups du tranchant de la main. Le serveur s’efforça de garder son sérieux en esquivant mais finit par tomber sur les fesses, hilare. Ses collègues étaient pliés en deux.
Albert tira sur le bras de son frère.
— Stony ! Stony ! Je l’ai battu !
Après que Stony eut fini ses crevettes et Albert son hamburger, le gros serveur terrassé par Albert apporta une coupe de glace avec kumquats et ananas décorée d’ombrelles et la posa sur leur table.
— Pou’ Bluce Lee, dit-il en ébouriffant les cheveux d’Albert. Tu es un client difficile !
Stony défit son blouson et le jeta sur son lit.
— Hé, maigrichon, pour un gars qui bouffe pas beaucoup, tu sais ce que tu t’es enfilé aujourd’hui ?
Il récita, en comptant sur ses doigts :
— Une saucisse, une orangeade, du pop-corn, un hamburger, de la glace, de l’ananas, un Coca…
Albert eut un sourire triomphant mais devint soudain verdâtre et se précipita vers les chiottes.
Le samedi après-midi, Chubby prit sa voiture pour aller au Banion’s. Il faisait une chaleur moite et il savourait la perspective de boissons fraîches et de bavardages nonchalants dans la salle climatisée.
— Salut, Banion ! claironna-t-il en entrant, les mains dans les poches.
Il passa une jambe par-dessus un tabouret et Banion lui servit un scotch.
— Chub, t’as raté quelque chose hier soir, dit le patron du bar en essuyant le comptoir. On a eu les flics.
— Tu t’es fait braquer ?
— Non. Tu connais Dave Stern ?
— Le grand Dave ?
— Ouais, le pompier.
— Eh ben quoi ?
— Les poulets le coursaient. Ils l’ont emballé ici hier soir.
Chubby but une gorgée.
— Le grand Dave ? Pourquoi ? C’est un des mecs les plus tranquilles que je connaisse. Il a mis le feu quelque part ?
— Non, non. Son fils – il a un garçon de vingt ans – s’est tiré de la maison la semaine dernière. Il a fait sa valoche et il s’est barré.
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