Tommy lut les indications portées sur le papier et repartit, tourna à droite et à gauche et encore et encore, sur plus d’un kilomètre, depuis le cœur du cimetière jusqu’aux régions extérieures moins peuplées. La tête passée par la fenêtre, il lisait les noms sur les pierres.
Marie ficha une autre cigarette dans sa bouche. Ses mains tremblaient tellement qu’elle dut utiliser l’allume-cigare de la voiture au lieu d’une allumette.
— Lucca ! s’écria Tommy en écrasant la pédale de frein. Tout le monde descend !
Il sauta hors de la voiture, étudia de nouveau son papier et se dirigea vers une parcelle herbeuse sans tombe située un peu au-dessus d’une pierre portant le nom de Lucca. Tommy regarda autour de lui et d’un geste impatient fit signe à la famille de le rejoindre.
— Qu’est-ce qu’on fait là, bon sang ? demanda Marie.
Elle chercha une pilule jaune dans son sac, fit la grimace. Elle ne pouvait pas la prendre sans eau.
— C’est glauque, ici, commenta Stony.
Tommy leur adressa un sourire radieux.
— Comment vous trouvez ?
— Comment on trouve quoi ?
Il tendit le bras au-dessus du carré d’herbe.
— C’est à nous.
— Qu’est-ce que tu racontes ? marmonna Marie, le front plissé.
— Je l’ai acheté par le syndicat. Un des avantages qu’on a. On va tous mourir un jour, non ? Alors, il nous faut une place au cimetière. Pour qu’on reste ensemble. Le syndicat a une commission « enterrements » et comme Frankie Jacobs en fait partie, je lui ai demandé de m’avoir un bon prix.
Personne ne réagit. Albert semblait inquiet. Tommy se planta au centre de la parcelle et regarda le sol autour de lui.
— Moi, je serai ici, disons. Marie, tu seras là, à côté de moi. Stony sera en dessous de moi et Albert à côté de lui, en dessous de toi, là.
— Je veux être à côté de Stony, geignit Albert.
Tommy s’allongea par terre, glissa les mains derrière sa tête et croisa les jambes.
— Pas mal, dit-il en riant.
Marie retourna à la voiture en courant. Albert rejoignit son père et s’allongea à côté de lui, croisa les jambes et mit les mains derrière sa nuque, comme lui.
Sur le chemin du retour, tout le monde garda le silence. Tommy était furieux que personne n’ait adoré son cadeau ; Stony pensait à Mott le Mammouth ; Albert se demandait si les morts étaient obligés de manger.
— Tommy ? dit Marie en se tournant vers son mari.
— Ouais, grogna-t-il, boudeur.
— Pendant qu’on y est, on pourrait peut-être passer voir Mama ?
La voix ténue et triste de Marie dissuada Tommy de lâcher une des blagues qui lui venaient à l’esprit.
— D’accord, acquiesça-t-il après avoir roulé huit cents mètres.
Il quitta la grand-route à Paterson et traversa une zone résidentielle jusqu’à l’entrée du cimetière Saint Ambrose.
— Arrête-toi une minute, sollicita Marie.
Elle descendit de la voiture, entra dans la boutique de fleurs et de plaques mortuaires, en ressortit avec une petite croix de lilas et de lis tigrés. Tommy entra ensuite dans le cimetière et passa devant des grappes de pierres tombales qui dépassaient de la terre comme des dents cariées.
— Je reste dans la tire, marmonna-t-il.
Sans répondre, Marie se dirigea vers la tombe de sa mère en vacillant légèrement, comme une vache assommée d’un coup de merlin. Il la suivit un moment des yeux avant de se tourner vers ses fils.
— Allez avec votre mère.
Albert dormait, la tête sur les cuisses de son frère, et Stony faisait semblant de roupiller. Tommy soupira, alluma une cigarette.
Marie s’approcha de la pierre grise et déposa avec précaution la croix florale devant la tombe, sur le sol. Elle avait la tête qui tournait, comme chaque fois qu’elle venait au cimetière. Elle savait que sa mère l’observait du ciel. De la main, elle toucha l’agneau gravé dans le granite et lut l’épitaphe pour la millième fois en six mois :
Adieu, mon mari et ma sœur chéris.
Je ne suis pas morte, simplement endormie.
Telle que je suis vous serez bientôt aussi.
Préparez-vous à me rejoindre ici.
Jeanette Scalisi
1908-1973
Marie s’agenouilla sur la terre molle et l’herbe tacha son pantalon rose sexy. Son visage se tordit en une moue tremblante et elle porta ses mains à ses lèvres comme pour prier.
— Oh, Mama, murmura-t-elle en fermant les yeux.
Cinquante mètres plus bas dans l’allée, Tommy De Coco s’agitait sur son siège en souhaitant que sa femme se grouille un peu.
Le soleil du dimanche après-midi éclaboussait les murs et le mobilier de la pièce où Chubby De Coco était étendu, telle une baleine échouée, en caleçon bleu rayé, sur le grand lit sans draps. La tête coiffée d’énormes écouteurs, il écoutait une sélection des meilleurs morceaux de Henry Mancini. Les yeux clos, il souriait, une chope de bière embuée à portée de main sur la table de chevet. Phyllis était chez sa mère et ne rentrerait pas avant l’heure du dîner. Il était heureux.
Au bout d’un moment, il ôta son casque et pivota sur les fesses pour balancer les jambes hors du lit. Il tendit la main vers la chope, finit sa bière, bâilla et prit la direction de la salle de bains. L’ampleur du caleçon faisait paraître ses jambes plus grêles qu’elles ne l’étaient réellement, mais la bande élastique de la taille était tendue à craquer.
Il se campa devant la cuvette et pissa en tenant son engin à deux mains. Il avait horreur de la façon dont Phyllis avait décoré les waters, avec du papier mural florentin doré, du papier doré au plafond, une fourrure dorée pour le rabat de la cuvette, un lavabo en faux bois brun, un rideau de douche en perles blanches et dorées, comme dans un foutu bordel chinetoque.
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