Toute la maison ressemblait à un bordel, d’après lui. Comme son frère Tommy, il vivait à Co-op City, vaste cité du Bronx, et ne payait que deux cents dollars de loyer, gaz et électricité compris, pour un quatre/cinq pièces avec climatisation partout. Il estimait qu’à ce prix-là il pouvait laisser Phyllis faire des folies en meubles, en papier mural et autres conneries. Personnellement, il se foutait de la façon dont l’appartement était arrangé, du moment qu’il avait la clim, mais Phyllis aimait ce que Marie appelait le style « Renaissance juive ». Elle ne pouvait pas acheter des lampes ordinaires, il lui fallait des lustres. Des tapis épais comme une jungle dans toute la maison, si bien qu’on se prenait une beigne de vingt-cinq volts dès qu’on touchait quelque chose. En plus, il fallait enlever ses godasses, comme si on entrait dans une église protestante. Et les trucs qu’il aimait, lui, le canapé de velours violet et le fauteuil relax en cuir rouge, elle les avait couverts de housses en plastique et il ne pouvait même pas se détendre et regarder la télé dans le séjour sans laisser la moitié de la peau de son dos collée au dossier chaque fois qu’il se levait pour se faire un sandwich ou aller aux toilettes. Il était étonné qu’elle n’ait pas mis une housse sur le poste de télé.
Chubby alla dans la cuisine se chercher quelque chose à bouffer. Il regarda dans le frigo, prit une salade de thon, deux bières Schaeffer et un œuf dur en fredonnant le thème musical de la série Peter Gunn sur l’album de Henry Mancini. Une autre chose qu’il appréciait dans l’appartement, en plus de la clim : la chaîne stéréo et les écouteurs qu’il s’était offerts. Il pouvait passer la journée avec son casque sur les oreilles, à écouter Tony Bennett et Frank Sinatra. Il se préparait un sandwich au thon en se demandant ce qu’était devenu le chanteur Perry Como quand le téléphone sonna.
— Yo.
— Chub ?
— Tommy, comment tu vas ?
— Chub, j’ai rencontré une greluche, dit Tommy à voix basse, je te mens pas, elle a une langue de fourmilier.
Chubby ricana en se grattant le ventre.
— J’ai cru mourir, Chub, j’ai dû la supplier d’arrêter.
Il saisit une clope, qui prit aussitôt l’allure d’une allumette de cuisine entre ses doigts boudinés.
— Blonde ou brune ? demanda-t-il.
De la fumée s’échappa de sa bouche et s’enroula au-dessus de la pointe de sa langue, qui dépassait de ses lèvres.
— Ni l’un ni l’autre. Orange.
— Orange ! Putain. A la cave et au grenier ?
— A la cave et au grenier.
— Tommy, faut que je la voie, cette pouffe.
— Pourquoi pas ce soir ? Je lui ai parlé de toi, elle sera au Banion’s.
— Oh, nom de Dieu ! s’exclama Chubby, les yeux clos et la langue pendante.
— Je lui ai dit que t’es un vrai étalon, ajouta son frère en riant.
— Merde, lâcha Chubby, soudain pâle. Tommy, je peux pas, ce soir.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— J’ai promis à Phyllis de l’emmener au ciné.
— Dis pas de conneries. Tu l’emmèneras demain.
— Non, j’ai promis.
— Couille molle.
— Arrête, Tommy, c’est pas juste.
— A quelle heure, le ciné ?
— Huit heures et demie.
— Ben, tu viens après.
— Qu’est-ce que je dis à Phyllis ?
— Tu sais que tu parles comme un môme de quinze ans ? Je raconte à tout le monde que mon frère est un vrai étalon, je lui arrange le coup avec une gonzesse qu’a une bouche en or et une paire de loches qui ont leur place au musée d’Art moderne, et il peut pas lâcher un peu sa femme ?
— Hé, tu racontes vraiment à tout le monde que je suis un étalon ? demanda Chubby avec un sourire en banane.
Il fit glisser son pouce sous l’élastique de son caleçon.
— Chubby, tu sais comment on t’appelle au Banion’s, maintenant ?
— Comment ?
— Le Nœud.
— Passe me prendre à la station-service.
Tommy poussa un hennissement et s’apprêta à raccrocher.
— Hé, attends, attends. Comment elle s’appelle ?
— Sylvia.
— Ecoute, j’ai promis à Tommy de le retrouver dans une demi-heure pour boire un pot, expliqua Chubby à sa femme quand ils sortirent du cinéma.
Elle haussa les épaules.
— Vas-y.
— T’es pas en colère ?
Elle haussa de nouveau les épaules. Phyllis avait des yeux perpétuellement cernés enfoncés dans un visage osseux. Elle avait l’air fatiguée, déshydratée.
— T’es sûre que t’es pas fâchée ?
Elle ne répondit pas.
— Parce que si tu veux, je reste avec toi.
Elle garda le silence.
— Bon, j’y vais, alors.
Il fit quelques pas.
— T’es sûre ? Tu préfères pas que je regarde Johnny Carson avec toi ?
Le Banion’s était un bar de Yonkers où Tommy et Chubby aimaient traîner. La salle était longue et sombre, avec des boiseries chichement éclairées par une lumière jaune. Banion, à la fois barman et propriétaire, était paralysé en dessous de la taille et travaillait dans un fauteuil roulant électrique. Derrière le comptoir courait une plate-forme surélevée d’un mètre et terminée par une rampe d’accès qui lui permettait d’être au niveau des yeux de ses clients. Il connaissait les frères De Coco depuis le temps où il était électricien en bâtiment comme eux et ils avaient bossé tous les trois sur le parc d’attractions Freedomland en 1957. En 1960, une poutrelle d’acier lui avait brisé le dos sur le chantier du centre médical Albert Einstein. Les indemnités avaient payé le bar.
Chubby descendit au parking et laissa Tommy dans la voiture, une clope au bec.
— … puis j’ai fait un rêve, disait Sylvia en se grattant délicatement le nez avec le long ongle rouge de son petit doigt. J’ai rêvé qu’un homme frappait à ma porte et me donnait deux miches…
Dans la lumière jaunâtre du bar, Chubby avait l’air intéressé. Sincèrement intéressé.
— … et je suis allée trouver la vieille dame juive de mon immeuble et je lui ai raconté mon rêve parce qu’elle s’y connaît dans ce genre de choses, et elle m’a demandé si j’avais des enfants et j’ai répondu « Oui, j’ai deux fils au Vietnam » et elle a dit que l’homme du rêve, c’était Dieu et les deux miches mes garçons et que Dieu me les ramènerait sains et saufs du Vietnam…
Chubby sourit, fit signe à Banion de remettre la même chose à la dame, posa une main sur la sienne et la regarda dans les yeux. Elle répondit à la pression de sa main. C’était parti.
— Vos fils, ils vont bien, alors ?
Sylvia se mit à chialer dans un kleenex rose.
— Larry est mort trois jours plus tard.
— Ah, merde ! C’est terrible.
Dans le miroir du bar, il vit que Tommy s’était décidé à entrer.
1 comment