Chubby caressa la main veineuse de Sylvia, tenta de rattraper sa bourde :

— Mais l’autre est revenu, hein ?

Elle se moucha, eut une moue méprisante.

— Ouais, et deux semaines après, il s’est marié avec une Portoricaine.

— Nom de Dieu ! s’exclama-t-il avec une sincère indignation.

— Elle lui brisera le cœur. La fidélité, ils connaissent pas, ces gens-là. Des vraies bêtes. Tout ce qu’ils connaissent, c’est ça.

Elle fit aller et venir son majeur dans l’anneau formé par son pouce et son index.

Assis au bout du comptoir, Tommy croisa le regard de son frère dans le miroir et tous deux retinrent un rire.

Le visage brusquement enlaidi, Sylvia reprit :

— Il reviendra à la maison en rampant, mais je serai plus là pour lui.

Chubby lorgna de nouveau ses pare-chocs. Une belle paire de gros nibards. Cinquante ans environ, estima-t-il. Cheveux orange givrée. Crème antirides. Il chercha à changer de sujet :

— Alors maintenant, vous vivez seule, hein ?

Il approcha son briquet de la cigarette non allumée de Sylvia, croisa de nouveau le regard de Tommy et sourit.

— Juste moi et Shaintze.

— Qui ?

— Shaintze, mon siamois.

— Oh, ha ha.

— Vous aimez les chats ?

— Oh, ouais, ha ha, je les adore.

— Nat aimait les chats, lui aussi.

— Votre mari ?

— Il est mort il y a deux ans. D’un cancer.

Elle leva le menton et se tapota la gorge.

— Là.

Chubby déglutit et sentit une demi-douzaine de grosseurs douloureuses quand la salive passa dans son gosier.

— Ils lui avaient mis un tube, précisa Sylvia en continuant à tapoter.

— Il est probablement plus heureux là où il est, suggéra Chubby.

— Qu’est-ce que vous en savez ?

Elle prit la main de Chubby entre les siennes et baissa la tête pour allumer une autre cigarette, oubliant celle qu’elle avait posée, à peine entamée, dans le cendrier. La chaleur sèche de ses doigts lui fila la trique et il fit signe à Banion de remettre ça.

— Le cancer, quelle saloperie, maugréa-t-il.

— Toute ma famille y est passée. Mon père a eu un cancer du poumon, ma mère un cancer des ovaires, ma sœur un cancer de l’estomac, récita Sylvia en comptant sur ses doigts. Et moi…

Elle s’arrêta, le regarda.

— J’ai un cancer du rectum.

Chubby ferma les yeux et se sentit dégringoler de son tabouret. Il vit les murs tournoyer, le sol monter à sa rencontre. Lorsqu’il rouvrit les yeux, une seconde plus tard, il était toujours sur le tabouret, sa clope entre les doigts. Des perles de sueur se formèrent à la naissance de ses cheveux.

— Ils coupent, ils coupent, ils coupent… poursuivit Sylvia d’un ton monocorde.

Chubby sursauta en entendant le bourdonnement du fauteuil roulant de Banion. Quand Sylvia lui toucha la main, il s’écarta vivement, chercha Tommy dans le miroir. Le bar était désert. Il descendit de son tabouret, regarda autour de lui. Le visage de Sylvia parvenait à paraître dur et froid dans la douce lumière jaunâtre.

— L’enfoiré ! lâcha Chubby entre ses dents serrées.

— C’est pas contagieux, dit Sylvia d’une voix faible, sans même s’adresser à lui.

Il poussa du pied la porte des toilettes Messieurs et découvrit Tommy, plié de rire près de l’urinoir. Tommy tenta de hennir mais il se marrait trop. Chubby lui expédia un swing ; Tommy bloqua le poing de ses grosses mains, mais la force du coup le fit quand même tomber. Il continuait à rire.

— T’aurais… t’aurais dû voir ta… ta tronche…

La peau grise et les mains tremblantes, Chubby ramena son pied en arrière pour latter son frère. Tommy vit le coup arriver et roula hors de portée. Soudain Chubby sourit, son visage reprit des couleurs et il se retourna, se rua dans un des cabinets et en ressortit deux secondes plus tard avec deux boules de papier hygiénique trempé qu’il lança sur Tommy, le touchant à la joue avec l’une et à l’entrejambe avec l’autre. Tommy se releva d’un bond, courut dans l’autre cabinet et, une minute plus tard, ils hurlaient de rire, criblant les murs et eux-mêmes de caillots gris de papier mouillé jusqu’à ce qu’ils soient tous deux épuisés. Hilares, pantelants, ils émergèrent des toilettes en titubant, traversèrent le bar sans un regard pour Sylvia, qui contemplait ses mains, et sortirent dans la rue.

— Tu l’as vraiment fourrée ? demanda Chubby.

Ils descendaient lentement Central Avenue, Tommy au volant, son frère affalé sur le siège passager.

— Nan, répondit Tommy avant de glisser dans sa bouche une dragée de Dentyne récupérée sur la plage avant. Je l’ai abordée vendredi soir, elle m’a raconté la même chose qu’à toi et j’ai failli tomber raide.

Tommy ne quittait pas la route des yeux, Chubby fixait le rosaire aux grains marron pendant au rétroviseur.

— Elle arrivera jamais à se faire fourrer si elle sort toujours ces histoires aux mecs, prédit Chubby dans un bâillement.

— Ce rade commence à me faire froid dans le dos, avec Sylvia qui devient une habituée et Banion dans sa petite voiture.

— On devrait peut-être en chercher un autre.

— Pourquoi pas celui-là ? suggéra Tommy.

Il ralentit à l’approche d’une discothèque longue et basse, le Club 88. Plus d’une centaine de voitures étaient garées de l’autre côté de la route. Tommy s’arrêta devant le parking, sur le bas-côté de Central Avenue.