Six adolescentes sortirent de la boîte, accompagnées d’un air de rock live, et traversèrent en direction du parking.

— Oh, nom de Dieu, mate celle-là ! s’exclama Chubby, les yeux écarquillés.

— Hé, mademoiselle ! Mademoiselle ! appela Tommy par la fenêtre.

Toutes les six se retournèrent.

Chubby se pencha de son côté et proposa :

— On peut vous déposer quelque part ?

Elles continuèrent à marcher.

— Putain, regarde l’autre, là, murmura Tommy en indiquant la plus grande, vêtue d’une jupe ras-le-bonbon. Je veux bien bouffer un kilomètre de merde si ça mène à son cul…

Les filles s’entassèrent dans une Mustang garée six mètres devant la voiture de Tommy. Lorsque la plus grande se pencha pour se glisser à l’arrière, sa jupe remonta, projetant l’image fugitive d’une petite culotte à fleurs en direction des frères De Coco. Chubby saisit le bras de Tommy ; Tommy donna un coup de phares. L’une des ados leur fit un doigt d’honneur lorsque la Mustang recula dans Central Avenue. Chubby jaillit de la voiture, sortit son zob et se mit à courir derrière elles en gueulant et en riant.

— On dirait une bite, en plus petit ! lança une des filles par la fenêtre tandis que la conductrice repartait en marche avant en laissant de la gomme sur le bitume.

Chubby demeura planté sur le bas-côté, le dard au vent. D’autres jeunes sortaient du Club 88. Tommy démarra, roula jusqu’à son frère, le fit monter.

— Oh, Tommy, j’ai un ticket, là ! dit Chubby, hors d’haleine. Suis-les.

— Laisse tomber, c’est des gamines, répondit Tommy en s’engageant sur la chaussée.

Chubby tentait de reprendre son souffle.

— Tu veux choper une pneumonie ? lui demanda Tommy.

— Hein ?

Tommy indiqua le giron de Chubby, qui baissa les yeux : il avait encore la boutique à l’air.

— Bordel !

Il arqua le dos, décolla ses fesses du siège et rengaina son braquemart.

— Elle a l’air sympa, cette boîte, dit-il en fermant sa braguette.

— Trop jeune, diagnostiqua Tommy. C’est pour Stony, pas pour nous.

— Tu crois qu’il y tâte ? demanda Chubby.

Il ferma le poing à demi et l’agita comme pour faire rouler des dés.

— Tu rigoles ? Il a une copine, une chaudasse.

— La petite blonde aux gros nibards ?

— Cheri, confirma Tommy.

— Je me la ferais bien, moi aussi.

— Dis ça à Stony, il t’arrache le cœur.

— Il est mordu, hein ? dit Chubby, qui alluma une cigarette.

— Et je crois qu’elle le trompe.

Ils passèrent devant un diner ouvert.

— T’as faim ?

— Non, répondit Chubby. C’est une petite traînée, alors ? Pauvre Stony. Je l’aime bien, ce môme. Il mérite ce qu’il y a de mieux.

Tommy grilla lentement le feu rouge à un croisement désert, tourna à gauche et entama la montée vers un quartier chic. Tout en dirigeant sa voiture dans des rues étroites et courbes, il contemplait les vastes résidences sombres de brique et de pierre.

— Chaque fois que je passe par ici, je me sens comme un gosse. J’ai envie de dire « Quand je serai grand, c’est ici que je veux vivre »… et pis je me rappelle que j’ai quarante-cinq balais et que je vivrai jamais ici. J’habite à Co-op City, c’est la vie.

Il arrêta la voiture devant une sorte de forteresse avec une tour de guet et des baguettes de plomb aux fenêtres octogonales.

— C’est ma préférée, dit-il. Je donnerais n’importe quoi pour vivre ici.

— Hé, tu sais ce que ce mec doit payer comme impôts fonciers ?

— Quand t’as une baraque pareille, tu t’en branles, des impôts fonciers.

— Tu déconnes. Il doit sûrement en chier pour payer les traites, affirma Chubby en secouant la cendre de sa cigarette par la fenêtre.

Tommy repartit.

— Moi, j’aime bien Co-op City, reprit Chubby. T’as pas de charges, pas d’emmerdes. T’as un chinois dans la cité, la climatisation dans toutes les pièces, tu peux prendre des cours de yoga à la salle associative. T’as pas de nègres.

— T’en as plein.

— Ouais, mais c’est ceux qui sont partis du vieux quartier à cause de l’arrivée des autres nègres, ils sont presque comme nous.

Tommy tourna dans le boulevard menant au Bronx.

— Je parie que Stony aura une maison comme celle-là, dit-il en accélérant dans la large artère bordée d’arbres, déserte et non éclairée. S’il adhère à la section syndicale en juillet… Il fait ses quatre ans d’apprentissage, ça lui fera, disons… vingt-deux berges quand il deviendra ouvrier professionnel. Dans quatre ans, le salaire de base d’un OP sera de dix dollars l’heure, je suppose. Ça lui fera… je sais pas, mettons vingt mille par an, d’accord ? Je lui donne deux ans pour devenir chef d’équipe parce qu’il est malin, ce gosse. A vingt-quatre ans, ou disons vingt-cinq, il se fera vingt-cinq mille par an. Cinq ans de plus et il sera contremaître, avec quarante mille par an comme Artie La Russo. Alors, je pense que quand mon fils aura trente ans je viendrai lui rendre visite à Scarsdale, Etat de New York.

— Je croyais qu’il ferait des études…

— Nan. On lui propose une université à la con en Louisiane. Ploucville ou quelque chose comme ça. Il entrera au syndicat, il a pas besoin d’aller en fac.