Là-bas,
dans la plus sombre, dans la plus laide de toutes ces mansardes qui
se serraient, s’appuyaient les unes aux autres comme trop lourdes
de misères, une fenêtre au cinquième étage s’ouvrait toute grande,
pleine de nuit. Elle la reconnut tout de suite. C’était la fenêtre
du palier sur lequel habitaient ses parents.
La fenêtre du carré !… Que de chose ce nom seul lui
rappelait. Que d’heures, que de jours elle avait passés là, penchée
à ce rebord humide sans appui ni balcon, à regarder du côté de la
fabrique. Encore en ce moment elle croyait voir là-haut la mine
chiffonnée de la petite Chèbe, et dans l’encadrement de cette
croisée de pauvre, toute sa vie d’enfant, sa triste jeunesse de
fille de Paris se déroulaient devant ses yeux.
Chapitre 2
HISTOIRE DE LA PETITE CHÈBE. TROIS MÉNAGES SUR UN PALIER
À Paris, pour les ménages pauvres, à l’étroit dans leurs
appartements trop petits, le palier commun est comme une pièce de
plus, un agrandissement du logis. C’est par là que l’été un peu
d’air arrive du dehors, là que les femmes causent, que les enfants
jouent.
Quand la petite Chèbe faisait trop de train à la maison, sa mère
lui disait : « Tiens ! tu m’ennuies… va jouer sur le
carré. » Et l’enfant y courait bien vite. Ce palier, au
dernier étage d’une ancienne maison où l’on n’avait pas ménagé
l’espace, formait comme un grand couloir, haut de plafond, protégé
du côté de l’escalier par la rampe en fer forgé, éclairé par une
large fenêtre d’où l’on voyait des toits, des cours, d’autres
fenêtres, et plus loin le jardin de l’usine Fromont apparaissant
comme un coin vert dans l’intervalle des vieux murs gigantesques.
Tout cela n’avait rien de bien gai, mais l’enfant se plaisait là
beaucoup mieux que chez elle. Leur intérieur était si triste,
surtout quand il pleuvait et que Ferdinand ne sortait pas.
Cerveau toujours fumant d’idées nouvelles, qui par malheur
n’aboutissaient jamais, Ferdinand Chèbe était un de ces bourgeois
paresseux et à projets comme il y en a tant à Paris. Sa femme,
qu’il avait d’abord éblouie, s’était vite aperçue de sa nullité et
avait fini par supporter patiemment et du même air ses rêves de
fortune continuels et les déconvenues qui suivaient
immédiatement.
Des quatre-vingt mille francs de dot apportés par elle et
gaspillés par lui dans des entremises ridicules, il ne leur restait
qu’une petite rente qui les posait encore vis-à-vis des voisins,
comme le cachemire de madame Chèbe, sauvé de tous les naufrages,
ses dentelles de noces, et deux boutons en brillants, très petits,
très modestes, que Sidonie suppliait parfois sa mère de lui montrer
au fond du tiroir de commode, dans un antique écrin de velours
blanc, où le nom du bijoutier s’effaçait en lettres dorées vieilles
de trente ans C’était là l’unique luxe de ce pauvre logis de
rentiers.
Longtemps, bien longtemps, M. Chèbe avait cherché une place
qui lui permit de mettre quelque chose au bout de leurs petites
rentes. Mais cette place, il ne la cherchait que dans ce qu’il
appelait le commerce debout, sa santé s’opposant à toute
occupation assise.
Il paraît, en effet, qu’aux premiers temps de son mariage, alors
qu’il était dans les grandes affaires et qu’il avait à lui un
cheval et un tilbury pour les courses de la maison, le petit homme
avait fait un jour une chute de voiture considérable. Cette chute,
dont il parlait à tout propos, servait d’excuse à sa paresse.
On ne restait pas cinq minutes avec M. Chèbe sans qu’il
vous dit d’un ton confidentiel : « Vous connaissez
l’accident arrivé au duc d’Orléans ?… » Et il ajoutait en
tapant sur son crâne déplumé : « Le pareil m’est arrivé
dans ma jeunesse ».
Depuis cette fameuse chute, tout travail de bureau lui donnait
des éblouissements, et il s’était vu fatalement relégué dans le
commerce debout. C’est ainsi qu’il avait été tour à tour
courtier en vins, en librairie, en truffes, en horlogerie, et bien
d’autres choses encore. Malheureusement, il se lassait, ne trouvait
jamais sa position suffisante pour un ancien commerçant à tilbury,
et, petit à petit, à force de juger toute occupation au-dessous de
lui, il était devenu vieux, incapable, un véritable oisif prenant
le goût de la flâne, un badaud.
On a beaucoup reproché aux artistes leurs bizarreries, leurs
caprices de nature, cette horreur du convenu qui les jette dans des
sentiers à côté ; mais qui dira jamais toutes les fantaisies
ridicules, toutes les excentricités niaises dont un bourgeois
inoccupé peut arriver à combler le vide de sa vie ?
M. Chèbe se faisait certaines lois de sorties, de promenades.
Tout le temps qu’on construisit le boulevard Sébastopol, il allait
voir deux fois par jour si « ça avançait ».
Personne ne connaissait mieux que lui les magasins en renom, les
spécialités ; et bien souvent madame Chèbe, impatientée de
voir aux vitres la tête niaise de son mari pendant qu’elle
reprisait activement le linge de la maison, se débarrassait de lui
en l’envoyant là-bas… « Tu sais bien, là-bas, au coin de la
rue Chose, où l’on vend de si bonnes brioches. Ça nous fera un
dessert pour dîner. »
Et le mari s’en allait, prenait le boulevard, flânait aux
boutiques, attendait l’omnibus, passait la moitié de la journée
dehors pour deux brioches de trois sous qu’il rapportait
triomphalement en s’épongeant le front.
M. Chèbe adorait l’été, les dimanches, les grandes courses
à pied dans la poussière de Clamart ou de Romainville, le train des
fêtes, de la foule. Il était de ceux qui allaient contempler toute
une semaine avant le 15 août les lampions noirs, les ifs, les
échafaudages. Et sa femme ne s’en plaignait pas. Au moins elle
n’avait plus là cet éternel geigneur rôdant des journées entières
autour de sa chaise avec des projets d’entreprises gigantesques,
des combinaisons ratées d’avance, des retours sur le passé, la rage
de ne pas gagner d’argent.
Elle non plus, n’en gagnait pas, la pauvre femme ; mais
elle savait si bien l’épargner, sa merveilleuse économie suppléait
tellement à tout, que jamais la misère, voisine de cette grande
gêne, n’était parvenue à entrer dans ces trois chambres toujours
propres, à détruire les effets soigneusement reprisés, les vieux
meubles cachés sous leurs housses.
En face de la porte des Chèbe, dont le bouton de cuivre luisait
bourgeoisement sur le carré, il s’en ouvrait deux autres plus
petites.
Sur la première, une carte de visite fixée par quatre clous,
selon l’habitude des artistes industriels, portait le nom de
« Risler, dessinateur de fabrique ». L’autre
avait une petite plaque de cuir bouilli et cette suscription en
lettres dorées :
MESDAMES DELOBELLE
OISEAUX ET MOUCHES POUR MODES.
La porte des Delobelle était souvent ouverte et montrait une
grande pièce carrelée où deux femmes, la mère et la fille presque
une enfant, aussi pâles, aussi fatiguées l’une que l’autre,
travaillaient à un de ces mille petits métiers fantaisistes dont se
compose ce qu’on appelle l’article de Paris.
C’était alors la mode d’orner les chapeaux, les robes de bal
avec ces jolies bestioles de l’Amérique du Sud, aux couleurs de
bijoux, aux reflets de pierres précieuses. Les dames Delobelle
avaient cette spécialité.
Une maison de gros, à qui les envois arrivaient directement des
Antilles, leur adressait, sans les ouvrir, de longues caisses
légères, dont le couvercle en s’arrachant laissait monter une odeur
fade, une poussière d’arsenic, où luisaient les mouches empilées,
piquées d’avance, les oiseaux serrés les uns contre les autres, les
ailes retenues par une bande de papier fin. Il fallait monter tout
cela, faire trembler les mouches sur des fils de laiton, ébouriffer
les plumes des colibris, les lustrer, réparer d’un fil de soie la
brisure d’une patte de corail, mettre à la place des yeux éteints
deux perles brillantes, rendre à l’insecte ou à l’oiseau son
attitude de grâce et de vie.
La mère préparait l’ouvrage sous la direction de sa fille ;
car Désirée, toute jeune encore, avait un goût exquis, des
inventions de fée, et personne ne savait comme elle appliquer deux
yeux de perles sur ces petites têtes d’oiseaux, déployer leurs
ailes engourdies.
Boiteuse depuis l’enfance, par suite d’un accident qui n’avait
nui en rien à la grâce de son visage régulier et fin, Désirée
Delobelle devait à son immobilité presque forcée, à sa paresse
continuelle de sortir, une certaine aristocratie de teint, des
mains plus blanches. Toujours coquettement coiffée, elle passait
ses journées au fond d’un grand fauteuil, devant sa table encombrée
de gravures de modes, d’oiseaux de toutes les couleurs, trouvant
dans l’élégance capricieuse et mondaine de son métier l’oubli de sa
propre détresse et comme une revanche de sa vie disgraciée.
Elle songeait que toutes ces petites ailes allaient s’envoler de
sa table immobile pour entreprendre de vrais voyages autour du
monde parisien, étinceler dans les fêtes, sous les lustres ;
et rien qu’à la façon dont elle plantait ses mouches et ses
oiseaux, on aurait pu deviner la tournure de ses pensées. Dans les
jours d’abattement, de tristesse, les becs effilés se tendaient en
avant, les ailes s’ouvraient toutes grandes, comme pour prendre un
élan furieux loin, bien loin des logements au cinquième, des poêles
de fonte, des privations, de la misère. D’autres fois, quand elle
était contente, ses bestioles vous avaient un air enchanté de
vivre, bien l’air crâne et mutin d’un petit caprice de mode…
Heureuse ou malheureuse. Désirée travaillait toujours avec la
même ardeur. Depuis l’aube jusque bien avant dans la nuit, la table
était chargée d’ouvrage. Au dernier rayon du jour, quand la cloche
des fabriques sonnait tout autour dans les cours voisines, madame
Delobelle allumait la lampe, et, après un repas plus que léger, on
se remettait au travail.
Ces deux femmes infatigables avaient un but, une idée fixe qui
les empêchait de sentir le poids des veilles forcées. C’était la
gloire dramatique de l’illustre Delobelle.
Depuis qu’il avait quitté les théâtres de province pour venir
jouer la comédie à Paris, Delobelle attendait qu’un directeur
intelligent, ce directeur idéal et providentiel qui découvre les
génies, vînt le chercher pour lui offrir un rôle à sa taille.
Peut-être aurait-il pu, surtout au commencement, trouver un emploi
médiocre dans un théâtre de troisième ordre, mais Delobelle ne
voulait pas se galvauder.
Il aimait mieux attendre, lutter, comme il disait !… Et
voici de quelle façon il entendait la lutte.
Le matin dans sa chambre, souvent même dans son lit, il
repassait des rôles de son ancien répertoire, et les dames
Delobelle frissonnaient en entendant résonner derrière la cloison
des tirades d’Antony ou du Médecin des enfants,
déclamées par une voix ronflante, qui se mêlait aux mille bruits de
métiers de la grande ruche parisienne. Puis, après le déjeuner, le
comédien sortait jusqu’à la nuit, allait faire « son
boulevard », c’est-à-dire se promener à tout petits pas entre
le Château-d’Eau et la Madeleine, le cure-dent au coin de la
bouche, le chapeau un peu incliné, toujours ganté, brossé,
reluisant.
Cette question de la tenue avait pour lui beaucoup d’importance.
C’était une de ses plus grandes chances de réussite, l’appât pour
le directeur, ce fameux directeur intelligent, à qui l’idée ne
serait jamais venue d’engager un homme râpé, mal mis.
Aussi les dames Delobelle veillaient soigneusement à ce que rien
ne lui manquât : et vous pensez s’il en fallait des oiseaux et
des mouches pour arriver à nipper un gaillard de cette
carrure ! Le comédien trouvait cela très naturel.
Dans sa pensée, les efforts, les privations de sa femme et de sa
fille ne s’adressaient pas à lui positivement, mais à ce génie
mystérieux et inconnu dont il se considérait en quelque sorte comme
le dépositaire.
Entre le ménage Chèbe et le ménage Delobelle il y avait une
certaine analogie de position. Seulement, chez les Delobelle,
c’était moins triste.
1 comment