Les autres sentaient leur vie de petits rentiers rivée autour d’eux, sans horizon, toujours pareille ; tandis que, dans la famille du comédien, l’espoir et l’illusion ouvraient partout des vues superbes.

Les Chèbe étaient comme des gens logés dans une impasse. Les Delobelle habitaient une petite rue sale, noire, sans jour ni air, mais où devait passer prochainement un grand boulevard. Puis madame Chèbe ne croyait plus à son mari, tandis que par la vertu de ce seul mot magique « l’art ! » sa voisine n’avait jamais douté du sien.

Et cependant, depuis des années et des années, M. Delobelle prenait inutilement le vermout avec des agents dramatiques, l’absinthe avec des chefs de claque, le bitter avec des vaudevillistes, des dramaturges, le fameux machin auteur de plusieurs grandes machines. Les engagements ne venaient toujours pas. Si bien que, sans jouer une fois la comédie, le pauvre homme avait glissé des jeunes premiers : aux grands premiers rôles, puis aux financiers, puis aux pères nobles, puis aux ganaches…

Il s’y tenait ! À deux ou trois reprises, on lui avait procuré le moyen de gagner sa vie en essayant de le placer comme gérant d’un cercle ou d’un café, surveillant dans de grands magasins, aux Phares de la Bastille, au Colosse de Rhodes. Il suffisait pour cela d’avoir de bonnes manières, Delobelle n’en manquait pas, grands dieux !… Ce qui n’empêche pas qu’à toutes les propositions qu’on lui faisait, le grand homme opposait un refus héroïque.

– Je n’ai pas le droit de renoncer au théâtre !… disait-il.

Dans la bouche de ce pauvre diable, qui n’avait pas mis les pieds sur les planches depuis des années, c’était irrésistiblement comique. Mais on n’avait plus envie de rire quand on voyait sa femme et sa fille avaler nuit et jour de la poussière d’arsenic et qu’on les entendait répéter énergiquement en cassant leurs aiguilles sur le laiton des petits oiseaux :

– Non ! non ! monsieur Delobelle n’a pas le droit de renoncer au théâtre.

Heureux homme, à qui ses yeux à fleur de tête, toujours souriant d’un air de condescendance, son habitude de régner dans les drames avaient fait pour toute la vie cette position exceptionnelle d’un roi-enfant gâté et admiré ! Lorsqu’il sortait de chez lui, les boutiquiers de la rue des Francs-Bourgeois, avec cette prédilection des Parisiens pour tout ce qui louche au théâtre, le saluaient respectueusement. Il était toujours si bien mis ! Et puis si bon, si complaisant… Quand on pense que tous les samedis soirs, lui, Ruy-Blas, Antony, Raphaël des Filles de marbre, Andrès des Pirates de la Savane, s’en allait, un carton de modiste sous le bras, rapporter l’ouvrage de ses femmes dans une maison de fleurs de la rue Saint-Denis…

Eh bien ! même en s’acquittant d’une commission pareille, ce diantre d’homme avait tant de noblesse, de dignité naturelle, que la demoiselle chargée de vérifier le compte Delobelle était très embarrassée pour remettre à un gentleman aussi irréprochable la petite semaine laborieusement gagnée.

Ces soirs-là, par exemple, le comédien ne rentrait pas dîner chez lui. Ces dames étaient prévenues. Il rencontrait toujours sur le boulevard un vieux camarade, un déveinard comme lui, il y en a tant dans ce sacré métier, à qui il payait le restaurant, le café… Puis, très fidèlement, et on lui on savait gré, il rapportait le reste de l’argent à la maison, quelquefois un bouquet à sa femme, un petit cadeau pour Désirée, un rien, une bêtise. Que voulez-vous ? Ce sont là les habitudes du théâtre. On a si vite fait dans les mélodrames de jeter une poignée de louis par la fenêtre : « Tiens ! drôle, prends cette bourse et va dire à ta maîtresse que je l’attends. »

Aussi, malgré leur grand courage, et quoique leur métier fût assez lucratif, les dames Delobelle se trouvaient souvent gênées, surtout aux époques de morte-saison pour l’article de Paris. Heureusement le bon Risler était là, toujours prêt à obliger ses amis.

Guillaume Risler, le troisième locataire du carré, habitait avec son frère Frantz, plus jeune que lui d’une quinzaine d’années. Ces deux Suisses, grands, blonds, forts, colorés, apportaient dans l’air étouffé de la sombre maison ouvrière des mines de campagne et de santé. L’aîné était dessinateur à la fabrique Fromont et payait les mois de collège de son frère, qui suivait les cours de Chaptal, en attendant d’entrer à l’École centrale.

En arrivant à Paris, tout embarrassé de l’installation de son petit ménage, Guillaume avait trouvé dans le voisinage des dames Chèbe et Delobelle des conseils, des renseignements, une aide indispensable à ce garçon naïf, timide, un peu lourd, gêné par son accent et par son air étrangers. Au bout de quelque temps de voisinage et de services mutuels, les frères Risler faisaient partie des deux familles.

Aux jours de fête, leurs couverts étaient toujours mis dans l’un ou l’autre endroit, et c’était un grand contentement pour ces deux dépatriés de trouver en ces pauvres ménages, si modestes, si gênés qu’ils fussent, un coin de tendresse et de vie familiale. Les appointements du dessinateur, très habile dans son métier, lui permettaient de rendre service aux Delobelle au moment du terme, d’arriver chez les Chèbe en grand oncle, toujours chargé de surprises, de cadeaux, si bien que la petite, dès qu’elle l’apercevait, courait à ses poches, grimpait sur ses genoux.

Le dimanche, il emmenait tout le monde au théâtre ; et presque tous les soirs il allait avec M. Chèbe et Delobelle dans une brasserie de la rue Blondel où il les régalait de bière et de prachtels salés. La bière et le prachtel, c’était son vice. Pour lui il n’avait pas de plus grand bonheur que d’être assis devant une chope entre ses deux amis et de les écouter causer, en ne se mêlant que par un gros rire ou un hochement de tête à leur conversation, en général un long débordement de plaintes contre la société.

Une timidité d’enfant, des germanismes de langage toujours conservés dans cette vie de travail absorbant, le gênaient beaucoup pour exprimer ses idées. En outre, ses amis lui imposaient. Ils avaient en face de lui l’immense supériorité de l’homme qui ne fait rien sur celui qui travaille ; et M. Chèbe, moins généreux que Delobelle, ne se gênait pas pour la lui faire sentir. Il le prenait de très haut, M. Chèbe ! Pour lui, un homme travaillant comme Risler, dix heures par jour, était incapable, en sortant de là, d’exprimer une opinion intelligente. Quelquefois le dessinateur, arrivant harassé de la fabrique, se préparait à passer la nuit pour des travaux pressés. Il fallait voir l’air scandalisé de M. Chèbe.

« Ce n’est pas à moi qu’on ferait faire un métier pareil ! » disait-il en se rengorgeant ; et il ajoutait en regardant Risler bien en face avec l’œil inquisiteur d’un médecin en visite : « Vous, quand vous aurez eu une bonne attaque… »

Delobelle n’était pas aussi féroce, mais il le prenait encore de plus haut :

Le cèdre ne voit pas une rose à sa base.

Delobelle ne voyait pas Risler à ses pieds.

Quand par hasard il daignait s’apercevoir de sa présence, le grand homme avait une certaine façon de se pencher vers lui pour l’écouter, de sourire à ses paroles comme à celles d’un enfant ; ou bien il s’amusait à l’éblouir avec des histoires d’actrices, lui donnait des leçons de tenue, des adresses de fournisseurs, ne comprenant pas qu’un homme qui gagnait tant d’argent fût toujours mis comme un pion d’école primaire. Le bon Risler, convaincu de son infériorité, essayait de se faire pardonner par une foule d’attentions, de petits soins, obligé à toutes les délicatesses, n’est-ce pas ? puisque c’était lui l’éternel bienfaiteur.

Entre ces trois ménages vivant sur le même carré, la petite Chèbe mettait le trait d’union de ses allées et venues perpétuelles.

À toute heure du jour, elle se glissait dans l’atelier des dames Delobelle, s’amusait de leur travail, regardait toutes ces bestioles, et déjà plus coquette que joueuse, si dans le voyage une mouche avait perdu une de ses ailes, un colibri son collier de duvet, elle essayait de se faire une parure de ces débris, de piquer cette note vive dans les frisons de ses cheveux fins. Désirée et sa mère riaient de la voir se hausser sur la pointe du pied jusqu’à la vieille glace ternie, avec des minauderies, des frétillements. Puis, quand elle avait assez de sa propre admiration, l’enfant, de toute la force de ses petits doigts, rouvrait la porte, et, gravement, la tête droite, de peur de déranger sa coiffure, allait frapper chez les Risler.

Il n’y avait là dans la journée que Frantz l’écolier, penché sur ses livres de classe, faisant son devoir bien raisonnablement. Sidonie entrait ; adieu l’étude ! Il fallait tout quitter pour recevoir cette belle madame coiffée d’un colibri, censé une princesse qui viendrait lui rendre visite au collège Chaptal pour le demander en mariage au directeur. C’était vraiment singulier de voir ce grand garçon, poussé trop vite, jouer avec cette fillette de huit ans, se rapetisser à ses caprices, l’adorer en lui cédant, tellement que, plus tard, lorsqu’il en devint tout à fait amoureux, personne n’aurait pu dire à quelle époque cela avait commencé.

Si choyée qu’elle fût dans ces deux intérieurs, il arrivait toujours un moment où la petite Chèbe se sauvait à la fenêtre du palier. C’est encore là qu’elle trouvait sa plus grande distraction, un horizon toujours ouvert, quelque chose comme une vision de l’avenir vers laquelle elle se penchait curieusement et sans frayeur, car les enfants n’ont pas de vertige. Entre les toits d’ardoises inclinés l’un vers l’autre, le grand mur de la fabrique, les cimes des platanes du jardin, les ateliers vitrés lui apparaissaient comme une terre promise, le pays de ses rêves. Cette maison Fromont était pour elle le dernier mot de la richesse.

La place qu’elle tenait dans tout ce coin du Marais, enveloppé à certaines heures de sa fumée et de son train d’usine, l’enthousiasme de Risler, ses récits fabuleux sur la fortune, la bonté, l’habileté de son patron, avaient éveillé cette curiosité d’enfant ; et ce qu’on pouvait voir des bâtiments d’habitation, les stores fins en bois découpé, le perron arrondi devant lequel se rangeaient des meubles de jardin, une grande volière de laiton blanc qui brillait au soleil, traversée de fils dorés, le coupé bleu attelé dans la cour, étaient autant d’objets pour sa constante admiration.

Elle connaissait toutes les habitudes de la maison : l’heure à laquelle on sonnait la cloche, la sortie des ouvriers, les samedis de paye qui tenaient la petite lampe du caissier allumée bien avant dans la soirée, et les longues après-midi du dimanche, les ateliers fermés, la cheminée éteinte, ce grand silence qui rapprochait d’elle les jeux de mademoiselle Claire, courant dans le jardin avec son cousin Georges. Par Risler, elle avait des détails.

– Montre-moi les fenêtres du salon, lui disait-elle… et la chambre de Claire ?…

Risler, enchanté de cette sympathie extraordinaire pour sa chère fabrique, expliquait de là-haut à l’enfant la disposition des bâtiments, lui indiquait les ateliers d’impression, de dorure, de fonçage, la salle de dessin où il travaillait, celle des machines à vapeur d’où montait cette immense cheminée qui noircissait tous les murs environnants de sa fumée active, et ne se doutait certes pas qu’une petite vie cachée sous un toit voisin mêlait ses pensées les plus intimes à son grand halètement de travailleuse infatigable.

Un jour enfin Sidonie pénétra dans ce paradis entrevu. Madame Fromont, à qui Risler parlait souvent de la gentillesse, de l’intelligence de sa petite voisine, le pria de l’amener au bal d’enfants qu’elle préparait pour Noël.