À ce propos, j’ai répugné à faire partir mes compagnons et mes esclaves sans leur donner d’explication. Je leur ai donc parlé d’une visite officielle à un grand roi blanc des rivages orientaux de la mer, et j’ai cité un peu au hasard Hérode, roi des Juifs, dont la capitale est Jérusalem. C’était trop de scrupules. Ils m’ont à peine écouté. Pour ces hommes qui sont tous des nomades sédentarisés – et malheureux de l’être –, partir trouve sa justification en soi-même. Peu importe la destination. Je crois qu’ils n’ont compris qu’une chose : nous irions loin, donc nous partions pour longtemps. Ils n’en demandaient pas davantage pour jubiler. Barka Maï lui-même sembla faire contre mauvaise fortune bon cœur. Après tout, il n’était pas si vieux et sceptique qu’il ne plût escompter des surprises et des enseignements de cette expédition.
Pour quitter Méroé, j’ai dû me résoudre à user du grand palanquin royal de laine rouge brodée d’or et surmonté d’une flèche de bois d’où flottent des étendards verts couronnés d’un panache de plumes d’autruche. Depuis la grande porte du palais jusqu’au dernier palmier – après, c’est le désert –, le peuple de Méroé acclamait et pleurait le départ de son roi, et comme chez nous rien ne se fait sans danse ni musique, c’était un déchaînement de crotales, de sistres, de cymbales, de sambuques et de psaltérions. Ma dignité royale ne me permet pas de sortir de ma capitale à moins de frais. Mais dès la première étape, j’ai fait démonter l’appareil pompeux où j’avais suffoqué tout le jour, et, ayant changé de monture, j’ai pris place sur ma selle de randonnée, faite d’une armature légère, habillée de peau de mouton.
Le soir, je voulus célébrer jusqu’au bout cette première journée d’arrachement, et il fallait pour cela que je fusse seul. Mes familiers se sont résignés depuis longtemps à ces escapades, et nul n’a tenté de me suivre quand je me suis éloigné du bouquet de sycomores et de la guetta où le camp avait été dressé. Je jouissais pleinement, dans la fraîcheur soudaine du jour finissant, de l’amble souple de ma chamelle. Cette allure balancée – les deux membres droits avancent ensemble, tout le corps de l’animal étant rejeté sur la gauche, puis les deux membres gauches avancent à leur tour, cependant que tout le corps se rejette vers la droite – est propre aux chameaux, aux lions, aux éléphants, et favorise la méditation métaphysique, tandis que l’allure diagonale des chevaux et des chiens n’inspire que des pensées indigentes et des calculs bas. Ô bonheur ! La solitude, odieuse et humiliante dans mon palais, comme elle m’exaltait en plein désert !
Ma monture, à laquelle je laissais la rêne molle, dirigeait son trot dégingandé vers le soleil couchant, suivant en fait des traces nombreuses que je ne remarquai pas immédiatement. Elle s’arrêta soudain devant les levées de terre d’un petit puits, dont émergeait un tronc de palmier creusé d’encoches. Je me penchai et vis mon reflet trembler sur un miroir noir. La tentation était trop forte. Je retirai tous mes vêtements, et, empruntant le tronc de palmier, je descendis jusqu’au fond du puits. L’eau me montait à la ceinture, et je sentais contre mes chevilles les frais remous d’une source invisible. Je m’enfonçai jusqu’à la poitrine, jusqu’au cou, jusqu’aux yeux, dans l’exquise caresse du flot. Au-dessus de ma tête, je voyais le trou rond de l’orifice, un disque de ciel phosphorescent où clignotait une première étoile. Un souffle de vent passa sur le puits, et j’entendis la colonne d’air qui le remplissait ronfler comme dans le tuyau d’une flûte gigantesque, musique douce et profonde que faisaient ensemble la terre et le vent nocturne, et que je venais de surprendre par une inconcevable indiscrétion.
Les jours qui suivirent, les heures de marche succédant aux heures de marche, les terres rouges craquelées aux regs hérissés d’épineux, les étendues de pierrailles parsemées d’herbes jaunes aux sels scintillants des sebkas, il semblait que nous cheminions dans l’éternité, et bien peu parmi nous auraient pu dire depuis combien de temps nous étions partis. C’est cela aussi le voyage, une façon pour le temps de s’écouler à la fois beaucoup plus lentement – selon l’amble nonchalant de nos montures – et beaucoup plus vite qu’à la ville, où la variété des tâches et des visites crée un passé complexe doué de plans successifs, de perspectives et de zones diversement structurées.
Nous vivions principalement sous le signe des animaux, et d’abord naturellement de nos propres chameaux, sans lesquels nous eussions été perdus. Nous fûmes inquiétés par une épidémie de diarrhée qui fut provoquée par une herbe abondante et grasse, et qui faisait ruisseler entre les maigres cuisses de nos bêtes des humeurs vertes et liquides. Un jour nous dûmes les abreuver de force, parce que la seule source existante avant trois journées de marche donnait une eau limpide, mais rendue amère par le natron. Il fallut tuer trois chamelles, qui dépérissaient, avant qu’elles fussent réduites à l’état de squelettes ambulants. Ce fut l’occasion d’une ripaille à laquelle je m’associai, plus par solidarité avec mes compagnons que par goût.
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