Mais surtout, il donnait tout à coup à la misérable imposture dont j’étais victime une dimension céleste. Certes j’étais trahi. Mais mon malheur possédait densité et qualité royales, et il retentissait jusque dans les cieux ! Je m’en trouvai puissamment conforté. La flûte de Satan consentait enfin à se taire.

— Eh bien, lui dis-je, attendons-la ensemble.

Elle s’annonça au-dessus des collines qui bordent l’horizon méridional par des palpitations imperceptibles – comme de très faibles éclairs de chaleur – et ce fut Barka qui la distingua le premier, me montrant du doigt une lueur que j’aurais pu confondre avec celle d’une planète.

— C’est bien cela, dit-il, elle vient des sources du Nil, et se dirige vers le Delta.

— Pourtant, objectai-je, Biltine vient au contraire du nord de la Méditerranée, et elle a traversé le désert pour arriver jusqu’ici.

— Qui te parle de Biltine ? s’étonna Barka avec un sourire rusé.

— Ne m’as-tu pas dit que cette étoile chevelue était blonde ?

— Dorée. J’ai parlé de cheveux d’or.

— Justement, quand Biltine défaisait sa coiffure et la secouait sur ses épaules, ou l’étalait sur son oreiller, moi qui ne connaissais que les têtes noires, rondes et crépues de nos femmes, je touchais ses cheveux, je les faisais passer d’une main dans l’autre, et je m’émerveillais que le goût, la soif du métal jaune plût se transfigurer au point de se confondre avec l’amour d’une femme. C’est comme son odeur. Tu connais le mot selon lequel l’or n’a pas d’odeur. Il signifie que l’on peut tirer profit des sources les plus impures – lupanars ou latrines – sans que le trésor de la Couronne s’en trouve le moins du monde empuanti. C’est bien commode, et c’est grave, parce que les crimes les plus sordides se trouvent ainsi effacés dans le profit qu’on en peut tirer. Plus d’une fois, ayant fait renverser à mes pieds un coffre de pièces d’or, je les ai ramassées à pleines poignées et approchées de mon nez. Rien ! Elles ne sentaient rien. Les mains et les poches où les trafics, les trahisons ou les meurtres les avaient fait passer n’avaient laissé aucune odeur sur elles. Tandis que l’or des cheveux de Biltine ! Tu connais cette petite graminée aromatique qui pousse au creux des rochers…

— En vérité, Seigneur Gaspard, cette femme occupe excessivement ta pensée ! Eh bien, regarde la comète blonde maintenant. Elle approche, elle danse au ciel noir, comme une aimée de lumière. C’est peut-être Biltine. Mais c’est peut-être en même temps quelqu’un d’autre, car il n’y a pas qu’une blondeur sur la terre. Elle vient du sud, et dirige vers le nord sa course capricieuse. Crois-moi : suis-la. Pars ! Le voyage est un remède souverain contre le mal qui te ronge. Un voyage, c’est une suite de disparitions irrémédiables, a dit justement le poète [1]. Va, fais une cure de disparitions, il ne peut en résulter que du bien pour toi.

L’aimée de lumière agitait sa chevelure au-dessus de la palmeraie. Oui, elle me faisait signe de la suivre. Je partirais donc. Je confierais Biltine et son frère à mon premier intendant en l’avertissant qu’à mon retour sa vie répondra de la leur. Je descendrai le cours du Nil vers la mer froide où naviguent des hommes et des femmes aux cheveux d’or. Et Barka Maï m’accompagnera. Pour sa peine et pour sa récompense !

***

Les préparatifs de notre départ agirent sur moi comme une cure de jeunesse et de force. Le poète [2] l’a dit : l’eau qui stagne immobile et sans vie devient saumâtre et boueuse. Au contraire, l’eau vive et chantante reste pure et limpide. Ainsi l’âme de l’homme sédentaire est un vase où fermentent des griefs indéfiniment remâchés. De celle du voyageur jaillissent en flots purs des idées neuves et des actions imprévues.

Par plaisir plus que par nécessité, j’ai veillé moi-même à la formation de notre caravane qui devait être limitée en nombre – pas plus de cinquante chameaux – mais sans faiblesse, ni du côté des hommes, ni du côté des bêtes, car le but de notre expédition était à la fois incertain et lointain.