Selon la tradition, les os à moelle furent enfermés dans la poche des estomacs ; ceux-ci, enfouis sous un foyer, étaient retrouvés le lendemain remplis d’un brouet sanglant dont les hommes du désert se régalent. Mais l’approvisionnement en lait se trouva considérablement diminué.
Nous nous rapprochions du Nil insensiblement, et c’est avec un coup au cœur que nous l’avons soudain découvert, immense et bleu, bordé de papyrus dont les ombelles se caressaient au vent dans un froissement soyeux. Une anse marécageuse abritait un hippopotame renversé, ses courtes pattes en l’air, largement éventré, toutes tripes dehors. Nous approchons, et nous voyons sortir de cette caverne gluante un petit garçon nu, statue rouge de sang dans laquelle il n’y a de blanc que les yeux et les dents. Il rit aux éclats en nous offrant à bout de bras des viscères et des quartiers de viande.
Thèbes. Nous avons passé le fleuve pour nous mêler à la foule de l’ancienne métropole égyptienne. C’était une erreur. À mesure que nous avançons vers le nord, nous voyons les peaux s’éclaircir. Je cherche à anticiper sur le moment où ce sont les nègres, que nous sommes, qui feront tache dans une population blanche, inversion difficilement imaginable du blanc sur fond noir au noir sur fond blanc.
Nous n’en sommes pas encore là, mais j’ai tout de même tressailli en apercevant des têtes blondes dans la population du port. Des Phéniciens peut-être ? Oui, c’était une erreur, car mes plaies se sont rouvertes au contact des hommes. Mon cœur blessé ne supporte que le désert. C’est avec soulagement que j’ai regagné le silence de la rive gauche, où les deux Colosses de Memnon veillent sur les tombeaux des rois et des reines. J’ai marché longtemps au bord de l’eau en regardant pêcher les faucons sacrés, images du dieu Horus, fils d’Osiris et d’Isis, vainqueur de Seth. Ces splendides oiseaux ont le bec trop court pour capturer des poissons. C’est avec leurs serres qu’ils pèchent, et, lorsqu’ils se laissent tomber sur la surface de l’eau comme des météorites, au dernier moment, un déclic fait sortir leurs pattes griffues, tendues vers leur proie immergée. Ils éraflent le miroir d’eau, et remontent aussitôt à grands battements d’ailes, puis en plein vol ils déchiquètent avec leur bec le poisson tenu dans leurs serres. Les Égyptiens, plus qu’aucun autre peuple, ont été frappés par la divine simplicité du corps de l’animal, et la perfection de son ajustement à l’ordre de la nature. À coup sûr cela justifie un culte. Seigneur Horus, donne-moi la force naïve et la sauvage beauté de ton oiseau emblématique !
Cédant à la séduction des eaux calmes et limpides du fleuve, nous avions dressé notre camp directement sur la berge de la rive gauche. Barka Maï n’avait pas été le dernier à remarquer l’amertume de ma bouche et la tristesse de mes yeux. Il savait que c’en était fait de l’humeur joyeuse où le départ m’avait mis. Nous mangions en silence le ragoût de grosses fèves brunes aux oignons hachés à l’huile et au cumin qui paraît être le mets national de ce pays. N’ayant aucun appétit, j’étais particulièrement sensible à l’insipidité de ce plat, et je notai à cette occasion que la nourriture ne cesse de s’affadir à mesure que l’on remonte vers le nord, une règle qui n’a été démentie que par les sauterelles confites dans le vinaigre qui nous attendaient en Judée. Ensuite je m’abîmai dans la contemplation des tourbillons et des remous qui moiraient le courant paresseux du fleuve.
— Tu es triste comme la mort, me dit Barka. Cesse de regarder ces eaux glauques. Tourne-toi au contraire vers la Montagne des Rois. Va chercher conseil auprès des deux colosses qui veillent sur la nécropole d’Aménophis. Va, ils t’attendent !
Pour se faire obéir, fût-ce d’un roi, il n’est rien de tel que de lui commander l’acte qu’il souhaite du fond du cœur accomplir. J’avais vu de loin les deux géants placés côte à côte, et j’avais aussitôt éprouvé le désir de me mettre sous la formidable protection de ces figures admirables. C’est qu’il émane de ces statues, hautes comme dix hommes, un rayonnement de sérénité dû sans doute en partie à leur posture : sagement assises, les deux mains posées sur leurs genoux serrés.
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