Je fis d’abord le tour des deux statues, puis je m’engageai dans la ville des morts dont elles sont les gardiennes. Du temple funéraire d’Aménophis, il ne reste que des colonnes, des chapiteaux, des escaliers mystérieusement arrêtés en plein vol, des blocs énigmatiques. Mais ce chaos recouvre l’ordre noir des tombes et des stèles. Sous le désordre qui est encore vie et humanité, l’horloge des dieux fait son tic-tac imperturbable. On sait avec certitude que le temps travaille pour elle, et qu’avant peu le désert aura digéré ces ruines. Pourtant les colosses veillent… J’ai voulu faire comme eux. Je me suis accroupi dans mon manteau au pied du colosse du nord. Pendant une partie de la nuit, j’ai doublé de ma petite et fragile veilleuse humaine l’éternelle veillée du géant de pierre. Puis j’ai perdu conscience.
J’ai été tiré de mon sommeil par des vagissements de bébé. Du moins est-ce ce que j’ai d’abord cru. Une voix puérile et plaintive retentissait. D’où venait-elle ? D’en haut, semblait-il, du ciel peut-être, ou plutôt de la petite tête coiffée du némès de Memnon. C’était parfois aussi comme un chant, car il y avait des accents de tendresse, des roulades, un gazouillis d’enfantine volupté. On aurait dit les risettes d’un bébé accueillant les caresses de sa maman.
Je me suis levé. Sous la lumière blafarde de l’aube, le désert et les tombes paraissaient plus désolés encore que le soir. Pourtant à l’est, de l’autre côté du Nil, une échancrure pourpre blessait le ciel, et un reflet orange tombait sur la poitrine de pierre de mon colosse. Je me suis souvenu alors d’une légende qu’on m’avait rapportée, mais que son extravagance m’avait fait rejeter. Memnon était fils d’Aurore et de Tithon, roi d’Égypte, lequel l’avait envoyé au secours de la ville de Troie assiégée. C’est là qu’il fut tué par Achille. Depuis, chaque matin, Aurore couvre de larmes de rosée et de rayons affectueux la statue de son fils, et le colosse prend vie et chante de douceur sous les chaudes caresses de sa mère. C’était à ces tendres retrouvailles que j’assistais, et une étrange exaltation m’envahissait.
Pour la deuxième fois, je découvrais que la grandeur est le seul vrai remède de l’amour malheureux. Le chagrin trouve le comble de sa misère dans les griefs vulgaires, les coups bas, les petitesses accumulées, les aigreurs. C’était d’abord la comète – avatar céleste de Biltine – qui m’avait arraché à la langueur de mes appartements pour me jeter sur les pistes du désert. Et ce matin, je voyais la douleur d’une mère élevée à une hauteur sublime, j’entendais les épanchements filiaux du soleil levant et du colosse de pierre à voix de bébé. Et j’étais roi ! Comment n’aurais-je pas compris cette exaltante leçon ? Je rougis de colère et de honte en songeant à l’abjection où j’étais tombé pour me torturer au sujet des vomissures d’une esclave, me demandant avec désespoir si c’était la gigue d’antilope, la queue de brebis ou ma négritude qui en était responsable !
Mes hommes eurent peine à reconnaître leur souverain accablé de chagrin de la veille, quand je les pressai de reformer la caravane pour poursuivre vers le nord-est, en direction de la mer Rouge.
De Thèbes, il nous fallut deux jours pour gagner Koenopolis où l’on fabrique des jarres, des amphores et des gargoulettes dans une pâte d’argile mêlée de cendre d’alfa. Il en résulte une matière poreuse qui garde l’eau fraîche grâce à une constante évaporation. Ensuite nous nous sommes engagés dans un massif montagneux où nous n’avons plus progressé qu’à petites étapes. Nous dûmes sacrifier deux jeunes chameaux mal aguerris ou trop lourdement chargés qui s’étaient estropiés dans les rochers. Ce fut une fois de plus pour mes hommes l’occasion de se gorger de viande. Il ne nous fallut pas moins de dix jours de progression laborieuse à travers des gorges dominées par des sommets enneigés, paysage totalement nouveau pour nous, avant de déboucher sur la plaine littorale.
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