C’est très joli une peau blanche et des cheveux abondants et noirs, mais j’ai noté la trace d’un duvet sombre sur leur lèvre supérieure et leurs avant-bras, et je ne suis pas sûr qu’un examen plus approfondi de ces filles tourne à leur avantage. Bref, je préfère les blondes et les négresses : du moins leur carnation et leur pilosité sont-elles accordées !

Bien entendu je me suis gardé de poser des questions indiscrètes à Balthazar, tout de même qu’il ne m’a pas interrogé sur les motifs et la destination de mon voyage. Contraints par la courtoisie, nous avons joué au jeu étrange qui consiste à taire l’essentiel, et à ne l’approcher qu’indirectement, par des déductions tirées tant bien que mal des propos insignifiants que nous avons échangés, de telle sorte qu’à la fin de cette première soirée je ne savais à peu près rien sur lui, et que, de son côté, il n’était guère plus avancé à mon endroit. Heureusement nous étions secondés, et nos esclaves et courtisans n’étant pas soumis à la même règle de discrétion, nous en saurions davantage l’un sur l’autre dès demain grâce aux bavardages d’offices, de cuisines et d’écuries qui nous seraient dûment rapportés. Ce qui paraissait certain, c’était que le roi de Nippur est un grand connaisseur d’art, et qu’il collectionne avec passion sculptures, peintures et dessins. Peut-être voyageait-il tout simplement pour voir et acquérir de belles choses ? Cela se serait accordé à son fastueux équipage.

Nous devions nous retrouver le lendemain dans la grotte de Macpela qui abrite les tombes d’Adam, d’Ève, d’Abraham, de Sara, d’Isaac, de Rebecca, de Lia et de Jacob, bref un véritable caveau de famille biblique, auquel il ne manque que les cendres de Yahvé lui-même pour être complet. Si je parle légèrement et de façon irrévérencieuse de ces choses pourtant vénérables, c’est sans doute que je les sens très loin de moi. Les légendes vivent de notre substance. Elles ne tiennent leur vérité que de la complicité de nos cœurs. Dès lors que nous n’y reconnaissons pas notre propre histoire, elles ne sont que bois mort et paille sèche.

Il en allait tout autrement du roi Balthazar qui paraissait fort ému en s’engageant avec moi dans le dédale des souterrains qui descend vers les tombeaux des patriarches. Dans l’obscurité où les torches répandaient fumées et lueurs dansantes, les tombes, à peine visibles, se réduisaient à de vagues tumulus. Mon compagnon se fit désigner celle d’Adam, et se pencha longuement sur elle, comme à la recherche de quelque chose, un secret, un message, un indice au moins, que sais-je ! Au retour son visage trahissait, à travers sa beauté impassible, une évidente déception. Il considéra avec indifférence le superbe térébinthe, dont dix hommes se tenant par la main n’embrassent pas le tronc, et qui remonterait, dit-on, à l’époque du Paradis Terrestre. Il n’eut qu’un regard de mépris pour le terrain vague semé d’épineux où, prétend-on, Caïn aurait assommé son frère Abel. En revanche sa curiosité se ranima devant le champ clos de haies d’aubépine, à la terre fraîchement retournée, dans lequel Yahvé aurait modelé Adam avant de le transporter dans le Paradis Terrestre. Il prit dans sa main, et laissa pensivement fuir entre ses doigts, un peu de cette terre primordiale dont fut sculptée la statue humaine, et dans laquelle Dieu insuffla la vie. Puis il se redressa et prononça à mon intention peut-être, mais plus encore comme se parlant à lui-même, des mots que j’ai retenus malgré leur obscurité.

— On ne saurait trop méditer les premières lignes de la Genèse, dit-il. Dieu fit l’homme à son image et à sa ressemblance. Pourquoi ces deux mots ? Quelle différence y a-t-il entre l’image et la ressemblance ? C’est sans doute que la ressemblance comprend tout l’être – corps et âme – tandis que l’image n’est qu’un masque superficiel et peut-être trompeur. Aussi longtemps que l’homme demeura tel que Dieu l’avait fait, son âme divine transverbéra son masque de chair, de telle sorte qu’il était pur et simple comme un lingot d’or. Alors l’image et la ressemblance proclamaient ensemble une seule et même attestation d’origine. On aurait pu se dispenser de deux mots distincts. Mais dès que l’homme désobéissant eut péché, dès qu’il chercha par des mensonges à échapper à la sévérité de Dieu, sa ressemblance avec son créateur disparut, et il ne resta que son visage, petite image trompeuse, rappelant, comme malgré elle, une origine lointaine, reniée, bafouée, mais non pas effacée. On conçoit donc la malédiction qui frappe la figuration de l’homme par la peinture ou la sculpture : ces arts se font les complices d’une imposture en célébrant et en répandant une image sans ressemblance. Enflammé d’un zèle fanatique, le clergé persécute les arts figuratifs et saccage les œuvres, même les plus sublimes du génie humain. Quand on l’interroge, il répond qu’il en sera ainsi aussi longtemps que l’image recouvrira une dissemblance profonde et secrète. Peut-être un jour, l’homme déchu sera-t-il racheté et régénéré par un héros ou un sauveur. Alors sa ressemblance restaurée justifiera son image, et les artistes peintres, sculpteurs et dessinateurs pourront exercer leur art qui aura recouvré sa dimension sacrée…

Pendant qu’il suivait le cours de cette méditation, je baissai les yeux vers la terre fraîchement retournée et, les mots d’image et de ressemblance revenant avec insistance à mon oreille, je cherchai dans cette glèbe la trace d’un homme, celle de Balthazar, celle de Biltine, la mienne peut-être. Il se tut et observa un silence recueilli. Alors je ramassai une poignée de terre, et tendant vers le roi ma main ouverte, je lui dis :

— Prononce-toi, si tu y consens, Seigneur Balthazar : cette terre, dont Adam fut modelé, est-elle blanche, selon toi ?

— Blanche ? Certes non ! s’exclama-t-il avec une franchise qui me fit sourire.