Je la trouve plutôt noire, si tu veux mon impression. Encore qu’elle possède à y bien regarder une nuance brun-rouge, et cela me rappelle en effet qu’Adam cela signifie en hébreu : terre ocre.

Il en avait dit plus qu’il n’en fallait pour me combler. J’approchai la poignée de terre de mon propre visage.

— Noire, brune, rouge, ocre, dis-tu. Eh bien regarde et compare ! Est-ce que par hasard le visage d’Adam n’aurait pas été à l’image – sinon à la ressemblance, car seule la couleur est en cause – du visage de ton cousin, le roi de Méroé ?

— Adam nègre ? Pourquoi pas ? Je n’y songeais pas, mais rien n’interdit de le supposer. Seulement attention ! Ève a été formée de la chair d’Adam. Donc à un Adam nègre correspond une Ève noire ! Mais comme c’est curieux ! Notre mythologie avec son imagerie immémoriale résiste aux agressions de notre imagination et de notre raison. Passe pour Adam, mais Ève, non je ne puis la voir que blanche.

Et moi donc ! Non seulement blanche, mais blonde, avec le nez impertinent et la bouche enfantine de Biltine… Et Balthazar, en m’entraînant vers notre grande caravane commune où se mêlaient chevaux et chameaux, formula une question qui n’était pour lui qu’un amusant paradoxe, mais dont la portée devenait pour moi incalculable :

— Qui sait, dit-il, si le sens de notre voyage n’est pas dans une exaltation de la négritude ?

Balthazar, roi de Nippur

Je ne saurais trop me féliciter de notre jonction à Hébron avec la caravane du roi Gaspard de Méroé. Je regrette de ne pas avoir exploré mieux l’Afrique Noire et ses civilisations qui doivent receler d’immenses richesses. Fut-ce de ma part ignorance, manque de temps, intérêt trop exclusif pour la Grèce ? Pas seulement, je pense. L’homme noir me rebutait parce qu’il me posait en vérité une question, à laquelle j’étais incapable de répondre, à laquelle je ne voulais pas travailler à répondre. Car il y avait un long chemin à faire pour rencontrer mon frère africain. Ce chemin, j’ai dû le parcourir sans m’en aviser, en vieillissant et en réfléchissant, et il me menait au bord de ce champ clos et labouré de la campagne d’Hébron où la légende veut que Yahvé ait modelé le premier homme… et où m’attendait Gaspard, roi de Méroé. Le mythe d’Adam, autoportrait du Créateur, m’a toujours préoccupé, car il me semble depuis longtemps qu’il contient des vérités importantes que nul n’a encore percées. Je me suis laissé aller à divaguer à haute voix devant Gaspard, opposant ces deux mots, image et ressemblance – où l’on n’a vu jusqu’ici qu’une redondance rhétorique – comme un levier sur un point d’appui afin de fracturer cette histoire trop connue, et lui arracher son secret. C’est alors que mon bon nègre m’a fait remarquer combien la couleur de la terre d’Hébron se rapprochait de celle de son propre visage, de telle sorte que tout porterait à croire en un Adam, frère de couleur de nos amis africains. Aussitôt j’ai essayé cette nouvelle clef – un Adam noir – sur les problèmes de l’image et du portrait qui sont mes problèmes de toujours. Le résultat s’est avéré surprenant, prometteur.

Car il est évident que le Noir possède plus d’affinités que le blanc avec l’image. Il n’est que de voir comme il porte, mieux que le Blanc, des ornements, des vêtements de couleurs vives, et surtout des bijoux, pierres et métaux précieux. Le Noir est plus naturellement idole que le Blanc. Idole, c’est-à-dire image.

J’ai pu observer l’épanouissement de cette vocation parmi les compagnons du roi Gaspard qui offrent un bel étalage de bijoux et de joyaux, et, mieux encore, de ces bijoux et joyaux incarnés que sont tatouages et scarifications. J’en ai parlé avec Gaspard qui m’a surpris en transportant d’emblée la question dans le domaine moral par une simple phrase :

— Je tiens compte de cela quand je choisis mes hommes, m’a-t-il dit. Jamais un tatoué ne m’a trahi.

Étrange métaphore qui identifie tatouage et fidélité !

Qu’est-ce qu’un tatouage ? C’est une amulette permanente, un bijou vivant qu’on ne peut enlever parce qu’il est consubstantiel au corps. C’est le corps fait bijou, et partageant l’inaltérable jeunesse du bijou. On m’a montré, sur la face interne des cuisses d’une petite fille, des fines cicatrices en forme de losanges damés : ce sont des « ferrures » destinées à protéger sa virginité. Le tatouage monte la garde au seuil de son sexe. Le corps tatoué, plus pur et plus préservé que le corps non tatoué. Quant à l’âme du tatoué, elle participe de l’indélébilité du tatouage qu’elle traduit dans son langage à elle pour en faire vertu de fidélité. Si un tatoué ne trahit pas, c’est que son corps le lui interdit. Il appartient indéfectiblement à l’empire des signes, signaux et signatures. Sa peau est logos.