Le scribe et l’orateur possèdent un corps blanc et vierge comme une feuille immaculée. De la main et de la bouche, ils projettent des signes – écriture et parole – dans l’espace et dans le temps. Au contraire, le tatoué ne parle ni n’écrit : il est écriture et parole. Et cela plus encore s’il est noir. Cette disposition des Africains à incarner le signe dans leur propre corps atteint son paroxysme avec les scarifications en relief. J’ai observé le corps de certains compagnons de Gaspard : le signe inscrit dans leur chair a conquis la troisième dimension. La peinture est devenue bas-relief, sculpture. Dans leur peau, particulièrement épaisse et bourgeonnante, ils pratiquent des incisions profondes, empêchent artificiellement les lèvres de la plaie de se souder, et provoquent la formation d’élevures chéloïdes qu’ils retravaillent au feu, au rasoir, à l’aiguille avec des colorants – ocre jaune, henné, latérite, jus de pastèque ou d’orge verte, blanc de kaolin. Parfois ils vont jusqu’à enfouir dans la plaie une boule ou une lame d’argile trempée dans l’huile, laquelle demeurera définitivement en place après la cicatrisation. Mais je trouve plus élégante la technique qui consiste à dégager des lanières de peau, à les entrelacer, puis à insérer cette tresse dans une scarification centrale, où elle demeurera greffée.

L’affinité adamique et paradisiaque de ces arts corporels est évidente. La chair n’est pas ravalée au rôle d’outil – outil à peindre où à sculpter – elle se sanctifie dans l’œuvre qu’elle est devenue. Oui, je ne serais pas surpris que le corps peint et sculpté des compagnons de Gaspard rappelât celui d’Adam dans son innocence originelle et sa relation intime avec le Verbe de Dieu. Cependant que nos corps lisses, blancs et besogneux correspondent à la chair punie, humiliée et exilée loin de Dieu qui est la nôtre depuis la chute de l’homme…

Nous fûmes trois jours à Hébron. Il nous en fallut trois autres pour atteindre les portes de Jérusalem.

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À pères avares, fils Mécène. Parce que mon grand-père Belsussar, puis mon père Balsarar ont exploité avec un acharnement cupide les maigres ressources de la petite principauté de Nippur – éclat brillant, mais léger du royaume de Babylone dont la mort d’Alexandre précipita la décomposition – parce qu’en soixante-cinq ans de règne, ils ont évité toute occasion de dépense – guerre, expédition, grands travaux – moi, Balthazar IV, leur petit-fils et fils, je me suis trouvé, lors de mon avènement, à la tête d’un trésor qui pouvait autoriser les plus grandes ambitions. Les miennes ne visaient ni les conquêtes ni le faste. Seule la passion de la pure et simple beauté enflammait ma jeunesse, et je prétendais y puiser – je le prétends encore – le sens de la justice et l’instinct politique nécessaires et suffisants pour gouverner un peuple.

L’avarice de mes pères… Je n’y vois pas la négation de mes goûts artistiques, pas plus que ceux-ci ne doivent être réduits à une forme de prodigalité. Il y a toujours eu en moi un fervent collectionneur. Or l’avare et le collectionneur forment un couple nullement antagoniste, plein d’affinités au contraire, et dont l’éventuelle concurrence se résout presque toujours sans grand heurt. Il m’est arrivé, enfant, d’accompagner mon grand-père dans la chambre forte qu’il avait fait aménager au cœur du palais pour y laisser dormir dans un calme sépulcral les trésors du royaume. Un étroit couloir, entrecoupé de petits escaliers raides et anguleux, butait sur un bloc de granit gros comme une maison, qu’un système de chaînes et de cabestans, situé dans une pièce éloignée, pouvait seul faire basculer. C’était une petite expédition qui préparait à l’admission dans le saint des saints. Une mince meurtrière laissait passer un rayon de soleil qui tranchait la pénombre comme une épée de lumière. Belsussar, courbant son échine maigre, faisait preuve pour déplacer les coffres d’une vigueur surprenante à son âge. Je l’ai vu se pencher sur des monceaux de turquoises, d’améthystes, d’hydrophanes et de calcédoines, ou faire rouler dans le creux de sa main des diamants bruts, ou encore élever vers le jour des rubis pour en apprécier l’eau, ou des perles pour exalter leur orient. Il m’a fallu des années de réflexion pour comprendre que l’élan qui me rapprochait alors de lui reposait sur un malentendu, car si la beauté de ces gemmes et de ces nacres me remplissait de jubilation, il n’y voyait, lui, qu’une certaine quantité de richesse, symbole abstrait et donc polyvalent, pouvant se matérialiser dans une terre, un navire ou une douzaine d’esclaves. Bref, tandis que je m’enfonçais dans la contemplation d’un objet précieux, mon grand-père le prenait comme point de départ d’un processus ascendant de sublimation aboutissant à un chiffre pur.

Mon père leva l’ambiguïté, qui peut faire prendre pour un amoureux d’art l’avare courbé sur un coffre de pierreries, en se défaisant, dès son avènement, du trésor de la chambre forte. Il ne garda d’abord que des pièces d’or frappées d’effigies, provenant du bassin méditerranéen, du continent africain ou des confins asiatiques. Je nourris une ultime illusion en m’éprenant de ces empreintes qui flattaient mon goût pour l’art du portrait, et, en général, la figuration d’un vivant ou d’un mort. Pour être gravé dans l’or ou l’argent, le visage d’un souverain disparu ou contemporain revêtait à mes yeux une dimension divine.