Mais l’illusion prit fin, quand ces pièces elles-mêmes disparurent pour faire place aux abaques et aux jeux d’écriture des banquiers chaldéens avec lesquels le roi et son ministre des Finances conféraient régulièrement. Par un paradoxe irritant, l’avarice croissante et la richesse exorbitante qu’elle sécrète s’apparentent au dépouillement progressif que consent l’ascèse du mystique possédé par Dieu. Chez l’avare, comme chez le mystique, les apparences de la pauvreté recouvrent une richesse immense et invisible, mais de nature certes bien différente dans un cas et dans l’autre.
Mon ardente vocation se situait à l’opposé de cette pauvreté et de cette richesse. J’aime les tapisseries, les peintures, les dessins, les statues. J’aime tout ce qui embellit et ennoblit notre existence, et au premier chef la représentation de la vie qui nous invite à nous hausser au-dessus de nous-mêmes. Je n’ai qu’un goût médiocre pour les motifs géométriques des tapis de Smyrne ou des faïences babyloniennes, et l’architecture elle-même m’accable par les leçons de grandeur et de hautaine éternité qu’elle semble toujours vouloir nous assener. Il me faut des êtres de chair et de sang, exaltés par la main de l’artiste.
Bientôt d’ailleurs je découvris un aspect de ma vocation d’esthète – le voyage – qui achevait de me distinguer de mes pères, condamnés à la sédentarité par leur lésine. Mais ce ne fut certes pas une Guerre de Troie, ni une conquête de l’Asie qui me chassèrent du palais natal. Je ris en écrivant ces lignes, tant elles se chargent malgré moi de provocante ironie. Oui, je l’avoue, ce n’est pas l’épée à la main, mais en brandissant un filet à papillons que je suis parti sur les routes du monde. Le palais de Nippur ne se signale pas, hélas, par ses roseraies et ses vergers. C’est de la lumière tombant en nappes éblouissantes sur des terrasses blanches, les noces triomphales en somme de la pierre et du soleil. Aussi n’était-ce pas sans ravissement que, certains petits matins, je surprenais sur la balustrade de mes appartements un beau papillon diapré qui se ressuyait à grands frémissements de la rosée nocturne. Puis je le regardais prendre son essor, naviguer dans l’indécision, et partir – toujours vers l’ouest – de l’allure fantasque et anguleuse d’un être qui a des ailes trop vastes pour bien voler.
Or si cette fragile visite se renouvelait de loin en loin, le visiteur changeait chaque fois de livrée. Parfois jaune, ombré de velours noir, ou flambé de roux avec une ocelle mauve, ou encore tout simplement blanc comme neige, il fut une fois marqueté de gris et de bleu, comme un ouvrage d’écaille.
Je n’étais encore qu’un enfant, et ces papillons, dépêchés vers moi comme les messagers d’un autre monde, incarnaient à mes yeux la beauté pure, à la fois insaisissable et sans aucune valeur marchande, exactement l’inverse de ce qu’on m’apprenait à Nippur. Je fis venir le régisseur chargé de mon entretien matériel, et je lui ordonnai de me faire faire l’instrument dont j’avais besoin, soit une baguette de jonc, terminée par un cercle de métal, lui-même coiffé par un bonnet de tissu léger et à grosses mailles. Après quelques tâtonnements – presque toujours les matériaux employés pour ces trois éléments étaient beaucoup trop lourds et sans l’affinité qui s’imposait avec la proie convoitée – je me trouvai en possession d’un filet à papillons assez utilisable. Sans attendre la sollicitation d’une visite matinale, je m’élançai vers l’horizon – celui du levant – d’où me venaient toujours mes petits voyageurs.
C’était la première fois que je m’échappai seul au-delà des limites du domaine royal. À ma surprise, aucune sentinelle ne se rencontra sur le chemin de mon escapade qui paraissait ainsi favorisée par une conspiration générale : un vent d’une exquise douceur, l’inclinaison du plateau ombragé de tamaris, et, bien entendu, çà et là une tache voletant de fleur en fleur comme pour me défier ou me rappeler à mes devoirs de chasseur de papillons. À mesure que je descendais vers la vallée d’un affluent du Tigre, je voyais la végétation s’enrichir. Parti à la fin d’un hiver égayé de rares crocus, il me semblait avancer vers la belle saison, à travers des champs de narcisses, de jacinthes et de jonquilles. Et chose étrange, non seulement les papillons paraissaient de plus en plus nombreux, mais leurs vols semblaient bien partir du même point, le but évidemment de mon expédition.
Ce fut d’ailleurs un nuage d’insectes qui me signala d’assez loin la ferme de Maalek. Autour d’un puits – qui avait sans doute déterminé le choix de l’établissement – un gros cube blanchi n’offrait qu’une porte basse pour toute ouverture, et se prolongeait par deux constructions vastes et légères, à toitures de palmes, posées en angle droit. C’est de l’une de ces toitures que partait, comme une fumée bleue, une écharpe aérienne, étirée en tous sens, dont l’évolution active, dynamique, presque volontaire, n’était pas celle, passive, d’un nuage, mais l’ascension d’une masse d’insectes ailés. Avant d’arriver dans la cour de la ferme, j’avais pu ramasser sur l’herbe quelques petits papillons identiquement gris et translucides, les individus les plus paresseux sans doute du peuple en migration.
Un chien se jeta à ma rencontre en aboyant et en faisant fuir une poignée de poules. Peut-être l’étrange instrument que j’avais à la main excitait sa colère, car il fallut pour qu’il me laissât en paix qu’intervînt le maître des lieux. Il sortit de l’une des grandes huttes de palmes, imposant par sa taille, sa maigreur – drapée dans une vaste tunique jaune à manches longues – son visage ascétique et glabre. Il me tendit la main, et je crus qu’il voulait me saluer, mais c’était, je m’en aperçus, pour me débarrasser de mon filet à papillons, objet qu’il jugeait peut-être incongru en ces aires, comme avait fait le chien.
Je ne crus pas à propos de lui dissimuler mon identité, et, jouissant à l’avance de la surprise un peu scandalisée que cette présentation pouvait susciter, je lui dis, sans autre préambule :
— J’ai quitté ce matin le palais de Nippur. Je suis le prince Balthazar, fils de Balsarar, petit-fils de Belsussar.
Il me répondit, non sans rouerie, faisant un geste vers les papillons dont le nuage avait cessé de sourdre du toit et s’effilochait au-dessus des arbres :
— Ce sont des callicores bleutées. Elles se chrysalident en grappes et s’envolent toutes ensemble, obéissant à une mystérieuse correspondance grégaire.
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