Hier, rien n’annonçait encore que l’éclosion collective fût imminente. Pourtant, sur un obscur signal, chaque individu avait commencé à ronger le sommet de son cocon.
Cependant il ne manqua pas aux gestes traditionnels de l’hospitalité. Tirant de l’eau du puits, il en emplit une timbale qu’il m’offrit. Je bus avec gratitude, prenant conscience de ma soif à mesure que je l’étanchai. Oui, cette longue course m’avait altéré, et maintenant que j’avais bu, je sentais mes jambes trembler de fatigue. Je compris qu’il s’en était aperçu, mais qu’il était décidé à n’en pas tenir compte. Ce jeune prince un peu fou, accouru de sa capitale, un engin ridicule à la main, méritait un traitement énergique.
— Viens, m’ordonna-t-il, tu es venu pour les voir. Elles t’attendent.
Et il me fit entrer dans la première hutte de palmes, sans me laisser le temps de lui demander qui m’attendait.
« Elles » étaient là, en effet, par milliers, par centaines de milliers, et le bruit qu’elles faisaient en mangeant emplissait l’air d’un crépitement assourdissant. Il y avait des sortes de bacs remplis de feuilles, feuilles de figuier, de mûrier, de vigne, d’eucalyptus, de fenouil, de carotte, d’asparagus, d’autres encore que je ne sus pas identifier. Chaque bac avait sa variété de feuillage, et chaque sorte de feuille sa variété de chenille, chenilles glabres ou velues – minuscules ours bruns, roux ou noirs –, molles ou caparaçonnées, chargées d’ornements baroques – épines, aigrettes, brosses, tubercules, caroncules ou ocelles. Mais toutes se composaient de douze anneaux articulés, terminés par une tête ronde à la mâchoire formidable, et les plus inquiétantes étaient celles qui par leur forme et leur couleur se confondaient exactement avec la plante sur laquelle elles vivaient, de telle sorte qu’il semblait de prime abord que les feuilles, prises de folie cannibale, se dévoraient elles-mêmes.
Maalek m’observait, tandis que, l’œil arrondi de curiosité et de stupeur, je me penchai sur un bac, puis sur un autre pour m’emplir de cet étonnant spectacle.
— Comme c’est bien ! disait-il, se parlant à lui-même. Je te regarde regarder, je te vois voir, et par cette élévation de mon œil au deuxième degré, je confère à ces choses essentielles une évidence et une fraîcheur nouvelles. Je devrais accueillir ici plus souvent des jeunes visiteurs. Mais tu n’as découvert encore que la moitié du spectacle. Viens, passons maintenant cette porte, allons plus loin. Et il m’entraîna dans la seconde hutte. Après la vie fiévreuse et dévorante, c’était un spectacle de mort, ou plutôt de sommeil, mais d’un sommeil qui imitait la mort avec un raffinement effrayant. On ne voyait qu’une forêt de branchettes et de rameaux secs, un vrai taillis artificiel, planté dans des cuves de sable. Et tout ce petit bois était chargé de cocons, fruits étranges, incomestibles, enveloppés dans une housse soyeuse, jaune clair, gonflée par une turgescence intérieure assez louche.
— Ne crois pas qu’elles dorment, me dit Maalek devinant mes pensées. Il ne s’agit pas pour les chrysalides d’hiverner. Elles se livrent au contraire à un travail formidable dont bien peu d’hommes soupçonnent la grandeur. Écoute bien ceci, petit prince : les chenilles que tu as vues étaient des corps vivants composés d’organes, comme toi et moi. Estomac, œil, cerveau, etc., rien ne manque à la chenille. Et maintenant, regarde !
Il détacha un cocon d’un rameau, le prit entre le pouce et l’index, et le fendit en deux avec une lame. La larve éventrée se réduisait à une substance blanche, semblable à la pulpe d’un avocat.
— Tu vois, il n’y a rien, une bouillie farineuse indifférenciée. Tous les organes de la chenille ont fondu. Effacée la chenille avec toute sa panoplie physiologique au grand complet ! Simplifiée à l’extrême, liquéfiée ! Il n’en faut pas moins pour devenir papillon. Voilà bien des années qu’en observant toutes ces minuscules momies, je médite sur cette simplification absolue qui prélude à une merveilleuse métamorphose. Je cherche des équivalents. L’émotion, par exemple.
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