Oui, l’émotion, la peur, si tu veux.
Il s’assit sur un escabeau pour me parler plus à l’aise et de plus près.
— La peur… Tu te promènes un beau matin d’avril dans le parc du château. Tout invite à la paix et au bonheur. Tu te laisses porter, tu t’abandonnes aux odeurs, aux ramages, au vent tiède. Et soudain, une bête fauve surgit, elle va se jeter sur toi. Il faut faire face, se préparer au combat, un combat pour la vie. Une grande émotion te saisit. Pendant quelques secondes, il te semble que tes pensées sont en déroute, tu n’as pas la force d’appeler au secours, tes bras et tes jambes n’obéissent plus à ta volonté. C’est ce qu’on appelle la peur.
Je dirai, moi, la simplification. La situation exige de toi une métamorphose radicale. Le promeneur insouciant doit devenir un combattant. Cela ne peut se faire sans une phase de transition qui te liquéfie à l’exemple de la nymphe dans son cocon. De cette liquéfaction doit sortir un homme prêt à la lutte. Espérons que ce sera à temps !
Il se leva et fit quelques pas en silence.
— Évidemment, cette théorie de la phase de simplification transitoire s’illustre beaucoup mieux à l’échelle des nations. Un pays qui change de régime politique – ou tout simplement de souverain – connaît normalement une période troublée où tous les organes de l’administration, de la justice et de l’armée paraissent se dissoudre dans l’anarchie. Il n’en faut pas moins pour que la nouvelle autorité puisse se mettre en place.
Quant à la métamorphose qui fait de la chenille un papillon, elle est évidemment exemplaire. J’ai souvent été tenté de voir dans le papillon une fleur animale qui – répondant au mimétisme qui confond l’insecte et la feuille – éclot d’une plante appelée chenille. Métamorphose exemplaire, parce que réussite éclatante. Peut-on imaginer plus sublime transfiguration que celle qui part de la chenille grise et rampante, et s’achève dans le papillon ? Mais il s’en faut que cet exemple soit toujours suivi ! J’ai cité les révolutions populaires. Or combien de fois un tyran n’est chassé du pouvoir que pour faire place à un tyran plus sanguinaire encore ? Et les enfants ! Ne dirait-on pas que la puberté, qui fait d’eux des hommes, est la métamorphose d’un papillon en chenille ?
Il m’introduisit ensuite dans un petit cabinet où stagnait une violente odeur balsamique. C’était là, m’expliqua-t-il, que les papillons qu’il voulait conserver étaient sacrifiés et fixés, les ailes ouvertes, pour l’éternité. Dès qu’ils sortaient du cocon – tout humides encore, fripés et tremblants – on les introduisait dans une petite cage vitrée, hermétiquement close. Là, on observait leur éveil à la vie et leur épanouissement à la lumière du soleil, puis, avant même qu’ils eussent tenté de prendre leur essor, on les asphyxiait en introduisant dans la cage l’extrémité enflammée d’un bâtonnet enduit de myrrhe. Maalek faisait grand cas de cette résine exsudée par un arbuste oriental [3], et dont les anciens Égyptiens se servaient pour embaumer leurs morts. Il y voyait la substance symbolique qui faisait accéder la chair putrescible à la pérennité du marbre, le corps périssable à l’éternité de la statue… et ses fragiles papillons à la densité des joyaux. Il m’en offrit un bloc que j’ai toujours conservé, et que je soupèse de la main gauche tout en écrivant ces lignes : j’observe cette masse rougeâtre, un peu huileuse, parcourue de stries blanches, et qui va laisser dans ma main une persistante odeur de temple obscur et de fleur fanée.
Plus tard, il me fit entrer dans sa demeure. Je n’en ai retenu que les milliers de papillons qui en couvraient les murs, protégés dans des boîtes plates de cristal. Il me les nomma tous en une litanie fantastique, où il était question de sphinx, de paons, de noctuelles, de satyres, et je revois encore le Grand Nacré, l’Atalante, la Chélonie, l’Uranie, l’Héliconie, le Nymphale. Mais plus qu’aucune autre variété, celle des Chevaliers-Portenseignes m’enthousiasma, et non point tant par leurs « sabres », sorte de prolongements fins et recourbés des ailes inférieures, qu’en raison d’un écusson visible sur le corselet et reproduisant un dessin souvent géométrique, parfois pourtant nettement figuratif, une tête, oui, tête de mort, mais aussi tête de vivant, un portrait, mon portrait, m’assura Maalek, en m’offrant, enchâssé dans un bloc de béryl rose, un Chevalier Portenseigne Balthazar comme il le baptisa solennellement.
Je repris le lendemain le chemin de Nippur, ayant échangé mon filet à papillons contre le Portenseigne-Balthazar que je serrai sous ma tunique avec mon bloc de myrrhe, deux objets qui m’apparaissent maintenant, dans la longue perspective des ans, comme les premiers jalons de mon destin. Car ce Chevalier-Balthazar – noir à reflets moirés, soutaché de mauve – qui portait sculpté et tatoué dans la corne de son corselet une tête humaine indiscutable, et, plus discutablement, la mienne, devait pour cela même se désigner comme première victime, avant bien d’autres, à la haine fanatique des prêtres de Nippur. Dès mon retour au palais en effet, j’avais montré à chacun mon acquisition avec une juvénile imprudence, sans voir – ou vouloir voir – certains visages se fermer et se durcir, quand j’expliquais que c’était mon portrait que le beau chevalier de velours exhibait sur son dos.
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