L’interdiction de toute image en général et des portraits en particulier reste un article de foi chez tous les peuples sémites, obsédés par l’horreur – ou faut-il dire la tentation ? – de l’idolâtrie. S’agissant d’un membre de la famille régnante, un buste, un portrait, une effigie suscite de surcroît le soupçon d’une tentative d’autodivinisation sur le modèle romain, ce qui, aux yeux de notre clergé, équivaut à l’abomination de la désolation.

À quelque temps de là, je m’absentai trois jours pour une expédition de chasse. À mon retour, je trouvai mon bloc de béryl et son précieux contenu pulvérisés sur les dalles de ma terrasse, écrasés sans doute par une pierre, ou plus probablement d’un coup de massue. Je ne pus rien tirer des serviteurs qui avaient été immanquablement témoins de cette « exécution ». Je venais de me heurter aux limites du pouvoir royal. C’était la première fois, ce ne serait pas la dernière.

Au demeurant, l’ennemi n’était pas sans nom ni visage. Le grand prêtre, vieillard débonnaire, que je soupçonne d’avoir été secrètement sceptique, ne se serait pas de lui-même acharné sur mes collections. Mais il était flanqué d’un jeune lévite, le vicaire Cheddâd, imbu de tradition, pur parmi les purs, farouchement attaché au dogme iconophobe. D’abord par faiblesse et timidité, puis par calcul, je me suis toujours gardé de le heurter de front, mais je l’ai très vite repéré comme l’ennemi irréductible de ce qui m’était le plus précieux au monde, ma véritable raison d’être en vérité, le dessin, la peinture et la sculpture, et, ce qui est peut-être plus grave encore, je ne lui ai jamais pardonné la destruction de mon beau papillon, ce Chevalier-Balthazar qui portait jusqu’au ciel mon propre portrait, gravé dans son corselet. Malheur à celui qui blesse un enfant dans ce qu’il a de plus cher ! Qu’il n’espère pas que son crime sera jugé enfantin, parce que sa victime est un enfant !

Conformément à une très ancienne tradition familiale qui remonte sans doute à l’âge d’or hellénistique, mon père m’envoya en Grèce. J’étais à l’avance si ébloui par Athènes, le but de mon voyage, que je fus comme frappé de cécité pendant les étapes qui se succédèrent à travers la Chaldée, la Mésopotamie, la Phénicie, et lors des escales que nous fîmes à Attalie et à Rhodes avant de débarquer au Pirée. Des merveilles et des nouveautés qui se présentèrent – c’était la première fois que je prenais la mer – il ne reste à peu près rien dans ma mémoire, tant il est vrai que la jeunesse se signale davantage par l’ardeur de ses passions que par l’ouverture de son esprit.

Qu’importe ! En mettant le pied sur la terre grecque, peu s’en fallut que je ne m’agenouillasse pour la baiser ! Je fus totalement aveugle à la ruine de cette nation tombée de son opulence dans l’asservissement et les déchirements. Les temples dévastés, les piédestaux sans statues, les champs en friche, des villes comme Thèbes et Argos redevenues des villages misérables, rien de tout cela n’exista à mes yeux émerveillés. Le fait est que toute la vie, qui s’était retirée des bourgs et des campagnes, avait reflué dans les deux seules villes d’Athènes et de Corinthe. Pour moi, la foule sacrée des statues de l’Acropole aurait suffi à peupler ce pays. Les Propylées, le Parthénon, l’Érechthéion, les Erréphores, tant de grâce alliée à tant de grandeur, tant de vie sensuelle unie à tant de noblesse me frappèrent d’une sorte de stupeur heureuse, dont je ne suis pas encore revenu. Je découvrais ce que j’attendais depuis toujours, et mon attente était magnifiquement surpassée.

Oui, je suis resté passionnément fidèle à la grande révélation hellénique de mon adolescence. Ensuite bien entendu, j’ai mûri, et ma vision a mûri en même temps que moi. Les années passant, j’ai considéré avec un certain recul le monde enchanté de marbre et de porphyre qu’adore du matin au soir l’astre apollinien. La conclusion qui s’était douloureusement imposée à moi lors de ce premier voyage, c’est que j’appartenais de cœur et d’âme à cette Grèce chérie, et que seul un affreux malentendu de la destinée m’avait fait naître ailleurs. Peu à peu, j’ai pris conscience et possession de ce que j’appellerai le privilège de l’éloignement. Le déchirement même de mon exil plaçait cette terre hellène sous une lumière que ses habitants devaient ignorer, et qui m’instruisait sans pour autant me consoler. J’ai découvert ainsi, de ma lointaine Chaldée, l’étroite solidarité qui unit l’art plastique et le polythéisme. Les dieux, les déesses et les héros prolifèrent en Grèce au point de tout envahir et de ne laisser aucune place notable à la modeste réalité humaine. Pour l’artiste grec, l’alternative profane-sacré se résout tout simplement par l’ignorance du profane. Tandis que le monothéisme entraîne la peur et la haine des images, le polythéisme – qui préside à un âge d’or de la peinture et de la sculpture – assure la mainmise des dieux sur tous les arts.

Certes, j’ai continué à vénérer la Grèce lointaine du fond de mon palais de Nippur, mais j’ai reconnu les limites de son art sublime. Car il n’est ni bon, ni juste, ni vrai d’enfermer l’art dans un olympe dont l’homme concret est exclu. L’expérience la plus quotidienne et la plus brûlante, c’est pour moi la découverte d’une beauté fulgurante dans la silhouette d’une humble servante, le visage d’un mendiant ou le geste d’un petit enfant. Cette beauté cachée dans le quotidien, l’art grec ne veut pas la voir, lui qui ne connaît que Zeus, Phébus ou Diane. Je me suis alors tourné vers la Bible des Juifs, charte par excellence d’un monothéisme farouchement exclusif.