J’y ai lu que Dieu avait créé l’homme à son image et à sa ressemblance, faisant ainsi non seulement le premier portrait mais le premier autoportrait de l’histoire du monde. J’ai lu qu’il lui avait ensuite ordonné de croître et de multiplier, afin de couvrir toute la terre de sa progéniture. Ainsi après avoir créé sa propre effigie, Dieu exprime la volonté qu’elle soit multipliée à l’infini pour se répandre dans le monde entier.

Cette double démarche a servi de modèle à la plupart des souverains et des tyrans qui assurèrent la prolifération de leur effigie sur toute l’étendue de leurs terres en la faisant frapper sur des pièces de monnaie, lesquelles sont destinées non seulement à être reproduites en grand nombre, mais à circuler sans cesse de coffre en coffre, de poche en poche, de main en main.

Ensuite quelque chose d’incompréhensible s’est produit, une rupture, une catastrophe, et la Bible qui s’était ouverte sur un Dieu portraitiste et autoportraitiste, n’a cessé soudain de poursuivre les faiseurs d’images de sa malédiction Cette malédiction répercutée dans tout l’Orient avait fait mon malheur, et je me demandais : pourquoi, pourquoi, que s’est-il donc passé, et n’y aura-t-il donc jamais une rémission ?

Mon histoire devait adopter un cours nouveau lorsqu’il fut question pour moi de prendre femme. À coup sûr l’éducation érotique et sentimentale d’un prince héritier est condamnée à être toujours incomplète et comme dérisoire. Pourquoi ? Par excès de facilité. Tandis qu’un jeune homme pauvre ou simplement roturier doit se battre pour satisfaire sa chair et son cœur – se battre contre lui-même, contre la société, et souvent contre l’objet même de son amour – et alors qu’il fortifie et nourrit son désir dans cette lutte, un prince n’a qu’un geste de la main ou même des paupières à accomplir pour que tel ou tel corps entrevu se retrouve dans son lit, fût-il celui de la propre femme de son grand vizir. Facilité affadissante et débilitante qui le frustre de l’âpre joie de la chasse, ou du subtil plaisir de la séduction.

Mon père me demanda un jour à sa façon – qui était d’autant plus légère, enjouée et indirecte qu’il s’agissait d’un sujet le touchant de plus près – si je songeais qu’il faudrait bien qu’un jour je lui succédasse, et qu’il siérait alors que j’eusse une femme digne de devenir la reine de Nippur. Je n’avais aucune ambition politique, et, pour les raisons que je viens d’exposer, mon sexe n’émettait pas de prétentions qui fussent de nature à me retirer le sommeil. La question de mon père, à laquelle je n’avais su que répondre, ne manquait pas cependant de me préoccuper, et peut-être me prépara-t-elle obscurément à souffrir.

Des caravanes venant des confins du Tigre avaient déversé dans les souks de Nippur leurs trésors de sparteries, d’escarboucles, de tentures, de bracelets niellés, de soies grèges, de peaux brutes et de flambeaux orfèvrés. Je ne pouvais manquer de hanter, dès l’ouverture du marché, les échoppes et les arrière-boutiques où s’entassait ce prestigieux bric-à-brac qui sentait l’Orient et les grands espaces désertiques. J’étais alors un voyageur sédentaire auquel les choses exotiques tenaient lieu de chameaux, de navires, de tapis volants pour fuir là-bas, fuir de l’autre côté de l’horizon. C’est ainsi que j’ai trouvé ce jour-là un miroir – ou si l’on veut un ancien miroir – dont la plaque de métal poli avait été remplacée ou recouverte par un portrait peint en terres de couleurs. Il s’agissait d’une jeune fille, très pâle, aux yeux bleus, à l’abondante chevelure noire croulant en flots indisciplinés sur son front et ses épaules. Son air grave contrastait avec l’extrême jeunesse de ses traits, et leur donnait une expression de mélancolie boudeuse. Était-ce parce que je tenais ce portrait face à moi par le manche du miroir ? Je me plus à trouver un certain air de famille entre cette petite fille et moi-même. Nous devions avoir à peu près le même âge ; elle était comme moi brune et bleue ; à en juger par la provenance des caravanes, elle avait traversé les plateaux glacés d’Assyrie pour venir me rejoindre. J’acquis l’objet, et m’envolai sur les ailes de mon imagination. Où était actuellement cette fille ? Venait-elle de Ninive, d’Ecbatane, de Ragès ? Mais peut-être était-elle aussi loin dans le temps que dans l’espace ? Peut-être ce portrait avait-il été fait il y avait un siècle ou deux, et alors son gracieux modèle avait rejoint la poussière de ses ancêtres. Cette supposition, bien loin de m’accabler, m’attacha d’autant plus au portrait, lequel prenait ainsi une plus grande valeur, une valeur comme absolue, dès lors qu’il avait perdu son terme de référence. Étrange réaction qui aurait dû m’éclairer sur mes sentiments véritables !

Mon père me rendait parfois de brèves visites dans mes appartements. Préoccupé sans doute par la question qu’il m’avait posée, il alla droit au portrait-miroir. Ses questions me rappelèrent naturellement le conseil qu’il m’avait donné d’avoir à chercher une fiancée.

— C’est la femme que j’aime et que je veux comme future reine de Nippur, répondis-je.

Mais il fallut bien lui avouer ensuite que je n’avais aucune idée de son nom, de ses origines, ni même de son âge. Le roi haussa les épaules devant tant d’enfantillage, et se dirigea vers la porte. Puis il se ravisa et revint vers moi.

— Veux-tu me le confier trois jours ? me demanda-t-il.

Bien que l’idée de me séparer du portrait-miroir me répugnât, je ne pus faire autrement que de le laisser l’emporter. Mais je mesurai du même coup, au pincement que je ressentis, combien j’y étais attaché.

Mon père, sous les airs frivoles qu’il se plaisait à se donner, était un homme exact et scrupuleux. Trois jours plus tard, il reparaissait chez moi le miroir à la main. Il le posa sur la table en disant simplement :

— Voilà. Elle s’appelle Malvina. Elle demeure à la cour du satrape d’Hyrcanie dont elle est une parente éloignée. Elle a dix-huit ans.