Mais elle protège de la chaleur et du vent de sable, et puis je me figure qu’elle me ressemble, et je m’aime un peu à travers elle. Son cœur est formé par un puits géant qui date de l’apogée des pharaons. Taillé dans le roc, il plonge jusqu’au niveau du Nil, à une profondeur de deux cent soixante pieds. Il est coupé à mi-hauteur par une plate-forme à laquelle des chameaux peuvent accéder en descendant une rampe en spirale. Ils actionnent une noria qui fait monter l’eau dans une première citerne, laquelle alimente une seconde noria qui pourvoit le grand bassin ouvert du palais. Les visiteurs qui admirent cet ouvrage colossal s’étonnent parfois qu’on ne profite pas de cette eau pure et abondante pour agrémenter le palais de fleurs et de verdure. Le fait est qu’il n’y a guère plus de végétation ici qu’en plein désert. C’est ainsi. Ni moi, ni mes familiers, ni les femmes de mon harem – sans doute parce que nous venons tous des terres arides du sud – nous n’imaginons un Méroé verdoyant. Mais je conçois qu’un étranger se sente accablé par l’austérité farouche de ces lieux.
Ce fut le cas sans doute de Biltine et de Galeka, éperdus de dépaysement, et, de surcroît, rejetés en raison de leur couleur par tous les autres esclaves. Comme j’interrogeai au sujet de Biltine la maîtresse du harem, je vis cette Nigérienne, habituée pourtant à brasser les races et les ethnies, se cabrer dans un haut-le-corps dégoûté. Avec la liberté d’une matrone qui m’a connu enfant et qui a guidé mes premiers exploits amoureux, elle accabla la nouvelle venue de sarcasmes derrière lesquels s’exprimait à peine voilée cette question lourde de reproches : mais pourquoi, pourquoi es-tu allé pêcher cette créature ? Elle détailla sa peau décolorée à travers laquelle transparaissaient çà et là des veinules violettes, son grand nez mince et pointu, ses larges oreilles décollées, les duvets de ses avant-bras et de ses mollets, et autres griefs par lesquels les populations noires prétendent justifier le dégoût que leur inspirent les Blancs.
— Et d’ailleurs, conclut-elle, les Blancs se disent blancs, mais ils mentent. En vérité, ils ne sont pas blancs, ils sont roses, roses comme des cochons ! Et ils puent !
Je comprenais cette litanie par laquelle s’exprime la xénophobie d’un peuple à la peau noire et mate, au nez épaté, aux oreilles minuscules, au corps glabre, et qui ne connaît que deux odeurs humaines – sans mystère et rassurantes – celle des mangeurs de mil et celle des mangeurs de manioc. Je la comprenais, car je la partageais, cette xénophobie, et il est évident qu’une certaine répulsion atavique se mêlait à ma curiosité à l’égard de Biltine.
Je fis asseoir la vieille femme près de moi, et sur un ton familier et confidentiel, propre à la flatter et à l’attendrir en lui rappelant mes jeunes années d’initiation, je lui demandai :
— Dis-moi, ma vieille Kallaha, il y a une question que je me suis toujours posée depuis mon enfance, sans avoir jamais trouvé la réponse. Toi justement, tu dois savoir.
— Demande toujours, mon garçon, dit-elle avec un mélange de bienveillance et de méfiance.
— Eh bien voilà ! Les femmes blondes, vois-tu, je me suis toujours demandé comment étaient les trois toisons de leur corps. Sont-elles blondes aussi, comme leurs cheveux, ou noires comme celles de nos femmes, ou d’une autre couleur encore ? Dis-moi, toi qui as fait mettre nue l’étrangère.
Kallaha se leva brusquement, reprise par sa colère.
— Tu poses trop de questions sur cette créature ! On dirait que tu t’intéresses bien à elle ? Veux-tu que je te l’envoie pour que tu fasses toi-même tes recherches ?
Cette vieillarde allait trop loin. Il était temps que je la rappelle à plus de retenue. Je me levai et d’une voix changée, j’ordonnai :
— C’est ça ! Excellente idée ! Prépare-la, et qu’elle soit ici deux heures après le coucher du soleil.
Kallaha s’inclina et sortit à reculons.
Oui, la blondeur était entrée dans ma vie. C’était comme une maladie que j’avais prise un certain matin de printemps en parcourant le marché aux esclaves de Baalouk. Et quand Biltine se présenta ointe et parfumée dans mes appartements, elle ne faisait qu’incarner ce tour de mon destin. Je fus d’abord sensible à la clarté qui semblait émaner d’elle entre les sombres murs de la chambre. Dans ce palais noir, Biltine brillait comme une statuette d’or au fond d’un coffre d’ébène.
Elle s’accroupit sans façon en face de moi, les mains croisées dans son giron. Je la dévorai des yeux. Je songeai aux méchancetés proférées tout à l’heure par Kallaha. Elle avait fait allusion aux duvets de ses avant-bras, et en effet, sous la lumière tremblante des flambeaux je voyais ses bras nus tout pailletés de reflets de feu. Mais ses oreilles disparaissaient sous ses longs cheveux dénoués, son nez fin donnait un air d’intelligence insolente à son visage. Quant à son odeur, j’arrondissais mes narines dans le but d’en saisir quelque chose, mais c’était plus par appétit que pour vérifier la vieille calomnie rappelée par la matrone au sujet des Blancs. Nous restâmes un long moment ainsi, nous observant l’un l’autre, l’esclave blanche et le maître noir. Je sentais avec une terreur voluptueuse ma curiosité à l’égard de cette race aux caractéristiques étranges se muer en attachement, en passion. La blondeur prenait possession de ma vie…
Enfin, je formulai une question qui aurait été plus pertinente dans sa bouche que dans la mienne, si les esclaves avaient eu le droit de poser des questions :
— Que veux-tu de moi ?
Question insolite, dangereuse, car Biltine pouvait comprendre que je lui demandais son prix, alors qu’elle m’appartenait déjà, et sans doute est-ce ainsi qu’elle l’entendit, car elle répondit aussitôt :
— Mon frère Galeka.
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