Hérode tire habilement profit du sel de Sodome, des asphaltes de la mer Morte, des mines de cuivre de Chypre, des bois précieux du Liban, des poteries de Béthel, du benjoin produit par les forêts de baumiers louées à la reine Cléopâtre, puis, après sa mort, reçues en gratification d’Auguste. L’entière soumission d’Hérode à l’Empereur a pour effet que pas un soldat romain n’est visible en Judée. Bien qu’il respecte scrupuleusement l’interdiction de faire une guerre – même défensive – il possède une armée de mercenaires gaulois, germains et thraces, et une garde personnelle brillante, recrutée traditionnellement en Galatie. Et s’il ne peut faire usage de ces soldats à l’extérieur de ses frontières, on peut dire, hélas, qu’il ne leur laisse aucun répit à l’intérieur du royaume, et même au sein de sa propre famille !
Mais la grande entreprise du règne d’Hérode, et aussi la grande affaire entre le peuple juif et lui, ce fut la reconstruction du temple.
Il y avait eu deux temples à Jérusalem. Le premier, bâti par Salomon, a été pillé par Nabuchodonosor, puis détruit entièrement quelques années plus tard. Le second, plus modeste, était cher à la mémoire des Juifs malgré sa pauvreté et sa vétusté, parce qu’il commémorait le retour de l’Exil, et matérialisait la renaissance d’Israël. C’est celui-ci que trouva Hérode en accédant au pouvoir, et qu’il décida d’abattre pour le reconstruire. Bien entendu les juifs commencèrent par s’opposer à ce projet. Ils ne doutaient pas qu’Hérode serait capable, ayant détruit l’ancien temple, de se dérober à la promesse de le reconstruire à neuf. Mais il sut les apaiser, et ils finirent par se persuader que c’était pour expier ses crimes que l’Iduméen se jetait ainsi dans cette immense entreprise, pieuse illusion que le roi se garda bien de dissiper.
Immense en effet, car elle mobilisa dix-huit mille ouvriers, et bien que la consécration ait pu avoir lieu moins de dix ans après le début des travaux, ceux-ci sont encore loin d’être achevés, et – temple et palais étant contigus – nous sommes témoins du va-et-vient des équipes, et du vacarme de leur labeur. Il faut convenir au demeurant que la présence de ce chantier cyclopéen s’accorde parfaitement avec l’atmosphère de terreur et de cruauté qui emplit le palais. Les coups de marteaux se mêlent aux coups de fouets, les jurons des ouvriers se confondent avec les gémissements des torturés, et, lorsqu’on voit évacuer un cadavre, on ne sait jamais s’il s’agit d’un supplicié ou d’un carrier écrasé par un bloc de granit. Rarement, je pense, grandeur et férocité furent plus étroitement mariées.
Hérode semble avoir mis un point d’honneur à détromper la méfiance des juifs. Pour mener à bonne fin les travaux concernant les lieux sacrés du temple, il a fait enseigner la taille et la maçonnerie à des prêtres qui travaillèrent sans quitter leurs ornements. Et pas un jour le service divin ne fut interrompu, car on ne démolissait jamais sans avoir déjà suffisamment reconstruit. Or le nouvel édifice est de proportions grandioses, et je ne finirais pas de détailler sa splendeur. Je voudrais seulement évoquer le « parvis des païens », vaste esplanade rectangulaire large de cinq cents coudées [6], où l’on se promène, bavarde, fait des achats auprès des marchands qui y ont déployé leur éventaire, et qui est comparable à l’Agora d’Athènes ou au Forum romain. Tout le monde peut venir s’abriter de la pluie et du soleil sous les portiques aux colonnes et aux toits de cèdre qui bordent le parvis, à condition d’avoir des chaussures propres, de n’être pas armé, même d’un bâton, et de ne pas cracher par terre. Au milieu se dresse le temple proprement dit, ensemble de paliers superposés dont le plus élevé est celui du Saint des Saints où l’on ne pénètre pas sous peine de mort. Son portail de métal massif est entouré de vignes d’or dont les grappes ont chacune la taille d’un homme. Il est défendu par un voile d’étoffe babylonienne brodée de jacinthes, de lin fin, d’écarlate et de pourpre, symboles du feu, de la terre, de l’air et de la mer, et figurant une carte du ciel. Je voudrais enfin évoquer la toiture, limitée par une balustrade de marbre blanc ajouré, et formée de plaques d’or hérissées de pointes étincelantes dont le but est d’éloigner les oiseaux.
Oui, c’est une sublime merveille que ce nouveau temple qui fait d’Hérode le Grand l’égal et peut-être le supérieur de Salomon. On conçoit quel trouble faisait dans ma tête de prince détrôné, quelle tempête provoquait dans mon cœur de fils orphelin le spectacle de tant de splendeur, de tant de puissance, de tant d’horreur grandiose aussi !
Ce fut bien autre chose pourtant lorsqu’au dixième jour, on nous informa que, par ordre du roi, le Grand Chambellan nous conviait au dîner qui serait donné le soir dans la grande salle du trône. Nous ne doutions pas qu’Hérode y paraîtrait bien que rien ne l’indiquât dans la formule d’invitation, comme si le tyran avait voulu s’envelopper de mystère jusqu’au dernier moment.
Et pourtant l’avouerai-je ? Quand je suis entré dans la salle, je n’ai d’abord ni vu, ni reconnu Hérode ! Je m’imaginais qu’il viendrait tard, le dernier, pour mieux ménager son entrée. Or j’ai appris que c’eût été contraire aux règles d’hospitalité juives qui veulent que le maître de maison soit présent pour accueillir ses invités. Il est vrai que le roi, étendu sur un divan d’ébène encombré de coussins, était en conversation apparemment confidentielle avec un vieillard tout blanc couché à ses côtés, dont le visage noble et pur contrastait de façon saisissante avec le masque grimaçant et ravagé du roi. On m’a dit ensuite qu’il s’agissait du fameux Manahel, voyant, oniromancien et nécromancien essénien qu’Hérode consultait à tout moment depuis que Manahem l’avait frappé dans le dos quand il avait quinze ans en l’appelant roi des juifs. Mais encore une fois, ne soupçonnant pas la présence d’Hérode, je ne vis d’abord que le reflet mille et mille fois répété d’une forêt de torches flamboyantes dans les plateaux d’argent, les carafes de cristal, les assiettes d’or, les coupes de sardoine.
Fendant la foule des serveurs qui s’affairaient autour des tables basses et des divans, le majordome se précipita à la rencontre du cortège que précédaient Balthazar et Gaspard, et qui mêlait leurs suites respectives, la blanche et la noire, aussi reconnaissables malgré le désordre que deux cordelières de couleurs différentes étroitement tressées. Les deux rois prirent les places d’honneur de part et d’autre de la grande couche où s’entretenaient Hérode et Manahem, et je m’installai au mieux, entre mon précepteur Baktiar et le jeune Assour, un peu en retrait, face à l’espace libre en fer à cheval, qui séparait les tables de la grande baie, ouverte sur un coin de Jérusalem nocturne et mystérieuse. On nous servit du vin aromatisé accompagné de scarabées dorés grillés dans du sel.
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