Trois joueuses de harpe faisaient, sous le brouhaha des conversations et les bruits de vaisselle, un fond sonore harmonieux et monotone. Un gros chien jaune, venu on ne sait d’où, provoqua le désordre et les rires avant de disparaître emmené par un esclave. Je vis un petit homme frisé, aux joues rondes et roses, plus très jeune dans sa tunique blanche semée de fleurs, portant un luth sous son bras, s’incliner devant la couche d’Hérode. Celui-ci s’interrompit pour lui accorder un instant d’attention, et dit ensuite : « Oui, mais plus tard ! » C’était le conteur oriental Sangali, maître du mâshâl, venu de la côte des Malabars. Oui, plus tard en effet, viendrait le temps de la parole, car pour l’heure, nous allions manger. Des portes s’ouvrirent toutes grandes pour laisser entrer des chariots sur lesquels fumaient des plats et des marmites. L’usage voulait ici que tout fût mis en même temps à la disposition des convives. Il y avait des foies de carrelets mêlés à de la laitance de lamproies, des cervelles de paons et de faisans, des yeux de mouflons et des langues de chamelons, des ibis farcis au gingembre, et surtout un vaste ragoût dont la sauce brune encore mijotante noyait des vulves de jument et des génitoires de taureaux. Les bras nus aux doigts crochus se tendaient vers les plats. Les mâchoires se refermaient, les crocs s’enfonçaient, les pommes d’Adam montaient sous l’effort de la déglutition. Cependant les trois harpistes poursuivaient leurs accords aériens. Elles firent silence sur un geste du majordome quand les serveurs apportèrent un vaste cadre d’acier traversé par une douzaine de broches sur lesquelles tournaient en ruisselant de graisse des oiseaux à la chair lourde et blanche. Hérode s’était interrompu et souriait en silence dans sa barbe clairsemée. Les rôtisseurs déchargèrent les broches dans des plats, et à l’aide de couteaux effilés fendirent en deux chacun des oiseaux. Ils étaient farcis de champignons noirs en forme de cônes.

— Mes amis, cria Hérode. Je vous invite à faire honneur à ce mets délicat, historique et symbolique que je n’hésiterai pas à élever à la dignité de plat national du royaume d’Hérode le Grand. Il fut inventé sous l’empire de la nécessité, il y a quelque trente ans. C’était peu après la guerre que je menai contre Malchus, roi d’Arabie, à l’instigation de la reine Cléopâtre. Un tremblement de terre fit en quelques minutes un monceau de ruines de toute la Judée, tuant trente mille personnes et d’immenses quantités de bétail. Seuls profitèrent de la catastrophe les vautours et les Arabes. Mon armée qui bivouaquait en pleine campagne avait été épargnée par le séisme. Néanmoins je dépêchai immédiatement à Malchus des émissaires de paix, arguant qu’il y avait mieux à faire en pareille occurrence que de se battre. Voulant au contraire exploiter la situation, Malchus fit assassiner mes envoyés et aussitôt m’attaqua. Sa conduite était abominable. C’est moi qui l’avais sauvé de l’esclavage où Cléopâtre menaçait de le réduire. Pour obtenir la paix, j’avais alors payé deux cents talents et je m’étais engagé pour une somme équivalente, sans qu’il en coûte un denier à Malchus. Et voilà ! S’imaginant que j’étais réduit à l’impuissance par le séisme, il faisait marcher ses troupes contre moi. Je ne l’ai pas attendu. J’ai franchi le Jourdain et j’ai frappé comme l’éclair. En trois batailles, j’ai taillé son armée en pièces.