Et bien entendu, je n’ai accepté aucune négociation, aucune proposition de rachat des prisonniers. J’ai voulu et obtenu une capitulation sans condition.

« C’est dans ces circonstances glorieuses et dramatiques que mes cuisiniers à bout de ressources me servirent un jour un oiseau rôti aux champignons. L’oiseau était un vautour, les champignons des trompettes de la mort. J’ai beaucoup ri.

J’ai goûté. C’était délicieux ! J’ai fait promettre à mes intendants qu’ils me serviraient la prochaine fois Malchus lui-même, malgré l’interdiction que nous observons de manger du porc ! »

La plaisanterie fit hurler de rire les convives. Hérode riait aussi en prenant à pleines mains la carcasse du vautour rôti qu’un esclave lui présentait. Tout le monde l’imita. Le vin coula dans les cratères. Pendant un moment, on n’entendit plus que le craquement des os. Plus tard, on fit circuler des plateaux de gâteaux au miel, des monceaux de grenades et de raisins, des figues et des mangues. C’est alors que la voix du roi s’éleva à nouveau, dominant le tumulte. Il réclamait ce conteur oriental qui s’était présenté au début du banquet. On le fit venir. Son air naïf et fragile contrastait avec les mines repues et farouches qui l’entouraient. On aurait dit que son évidente naïveté excitait la cruauté d’Hérode.

— Sangali, puisque tel est ton nom, tu vas nous dire un conte, ordonna-t-il. Mais prends garde à tes paroles, et ne va pas faire allusion involontairement à quelque secret d’État ! Sache que tu joues tes deux oreilles dans l’entreprise. Je t’ordonne donc sur ton oreille droite…

Il parut longtemps chercher ce qu’il allait bien pouvoir lui ordonner. Aussi déchaîna-t-il une tempête de rires en terminant sa phrase :

… de me faire rire ! Et sur ton oreille gauche, je t’ordonne de me raconter une histoire où il sera question d’un roi, oui, très sage et très bon auquel sa succession donnait de graves soucis. Voilà : un roi devenu vieux s’inquiète de sa succession. Si tu me parles d’autre chose et si tu ne me fais pas rire, tu ne sortiras d’ici qu’essorillé, comme le fut jadis Hyrcan II que son neveu Antigone mutila de ses propres dents pour l’empêcher de devenir grand prêtre.

Il y eut un silence.

— Ce roi dont tu veux l’histoire, dit ensuite Sangali d’une voix intrépide, s’appelait Barbedor.

— Va pour Barbedor ! approuva Hérode. Écoutons l’histoire de Barbedor et de sa succession, car sachez-le bien, mes amis, rien ne m’intéresse autant pour l’heure que les affaires de succession !

Barbedor ou la succession

Il était une fois en Arabie Heureuse, dans la ville de Chamour, un roi qui s’appelait Nabounassar III, et qui était fameux par sa barbe annelée, fluviatile et dorée à laquelle il devait son surnom de Barbedor. Il en prenait le plus grand soin, allant jusqu’à l’enfermer la nuit dans une petite housse de soie dont elle ne sortait le matin que pour être confiée aux mains expertes d’une barbière. Car il faut savoir que si les barbiers sont des manieurs de rasoir et des coupeurs de barbes en quatre, les barbières au contraire ne jouent que du peigne, du fer à friser et du vaporisateur, et ne sauraient couper un seul poil à leur client.

Nabounassar Barbedor qui avait laissé pousser sa barbe dans sa jeunesse sans y prêter attention – et plutôt par négligence que de propos délibéré – se prit avec les années à attacher à cet appendice de son menton une signification grandissante et presque magique. Il n’était pas éloigné d’en faire le symbole de sa royauté, voire le réceptacle de son pouvoir.

Et il ne se lassait pas de contempler au miroir sa barbe d’or dans laquelle il faisait passer complaisamment ses doigts chargés de bagues.

Le peuple de Chamour aimait son roi. Mais le règne durait depuis plus d’un demi-siècle. Des réformes urgentes étaient sans cesse ajournées par un gouvernement qui à l’image de son souverain se berçait dans une indolence satisfaite. Le conseil des ministres ne se réunissait plus qu’une fois par mois, et les huissiers entendaient à travers la porte des phrases – toujours les mêmes – séparées par de longs silences :

— Il faudrait faire quelque chose.

— Oui, mais évitons toute précipitation.

— La situation n’est pas mûre.

— Laissons agir le temps.

— Il est urgent d’attendre.

Et on se séparait en se congratulant, mais sans avoir rien décidé.

L’une des principales occupations du roi, c’était, après le déjeuner – qui était traditionnellement long, lent et lourd – une sieste profonde qui se prolongeait fort tard dans l’après-midi. Elle avait lieu, il convient de le préciser, en plein air, sur une terrasse ombragée par un entrelacs d’aristoloches.

Or depuis quelques mois, Barbedor ne jouissait plus de la même tranquillité d’âme. Non que les remontrances de ses conseillers ou les murmures de son peuple fussent parvenus à l’ébranler. Non.