Son inquiétude avait une source plus haute, plus profonde, plus auguste en un mot : pour la première fois le roi Nabounassar III, en s’admirant dans le miroir que lui tendait sa barbière après sa toilette, avait découvert un poil blanc mêlé au ruissellement doré de sa barbe.

Ce poil blanc le plongea dans des abîmes de méditation. Ainsi, pensait-il, je vieillis. C’était bien sûr prévu, mais enfin désormais le fait est là, aussi irrécusable que ce poil. Que faire ? Que ne pas faire ? Car si j’ai un poil blanc, en revanche je n’ai pas d’héritier. Marié deux fois, aucune des deux reines qui se sont succédé dans mon lit n’ont été capables de donner un dauphin au royaume. Il faut aviser. Mais évitons toute précipitation. Il me faudrait un héritier, oui, adopter un enfant peut-être. Mais qui me ressemble, qui me ressemble énormément. Moi en plus jeune, en somme, en beaucoup plus jeune. La situation n’est pas mûre. Il faut laisser agir le temps. Il est urgent d’attendre.

Et reprenant sans le savoir les phrases habituelles de ses ministres, il s’endormait en rêvant à un petit Nabounassar IV qui lui ressemblerait comme un petit frère jumeau.

Un jour pourtant il fut arraché soudain à sa sieste par une sensation de piqûre assez vive. Il porta instinctivement sa main à son menton, parce que c’était là que la sensation s’était fait sentir. Rien. Le sang ne coulait pas. Il frappa sur un gong. Fit venir sa barbière. Lui commanda d’aller quérir le grand miroir. Il s’examina. Un obscur pressentiment ne l’avait pas trompé : son poil blanc avait disparu. Profitant de son sommeil, une main sacrilège avait osé attenter à l’intégrité de son appendice pileux.

Le poil avait-il été vraiment arraché, ou bien se dissimulait-il dans l’épaisseur de la barbe ? La question se posait, car le lendemain matin, alors que la barbière ayant accompli son office présentait le miroir au roi, il était là, indéniable dans sa blancheur qui tranchait comme un filon d’argent dans une mine de cuivre.

Nabounassar s’abandonna ce jour-là à sa sieste traditionnelle dans un trouble qui mêlait confusément le problème de sa succession et le mystère de sa barbe. Il était bien loin en effet de se douter que ces deux points d’interrogation n’en faisaient qu’un et trouveraient ensemble leur solution…

Or donc le roi Nabounassar III s’était à peine assoupi qu’il fut tiré de son sommeil par une vive douleur au menton. Il sursauta, appela à l’aide, fit quérir le miroir : le poil blanc avait derechef disparu !

Le lendemain matin, il était revenu. Mais cette fois, le roi ne se laissa pas abuser par les apparences. On peut même dire qu’il accomplit un grand pas vers la vérité. En effet il ne lui échappa pas que le poil, qui se situait la veille à gauche et en bas de son menton, apparaissait maintenant à droite et en haut – presque à hauteur de nez – de telle sorte qu’il fallait en conclure, puisqu’il n’existait pas de poil ambulant, qu’il s’agissait d’un autre poil blanc survenu au cours de la nuit, tant il est vrai que les poils profitent de l’obscurité pour blanchir.

Ce jour-là, en se préparant à sa sieste, le roi savait ce qui allait arriver : à peine avait-il fermé les yeux qu’il les rouvrait sous l’effet d’une sensation de piqûre à l’endroit de sa joue où il avait repéré le dernier poil blanc. Il ne se fit pas apporter le miroir, persuadé qu’à nouveau on venait de l’épiler.

Mais qui, qui ?

La chose se produisait maintenant chaque jour. Le roi se promettait de ne pas s’assoupir sous les aristoloches. Il faisait semblant de dormir, fermait à demi les yeux, laissant filtrer un regard torve entre ses paupières.