Mais on ne fait pas semblant de dormir sans risquer de dormir vraiment. Et crac ! Quand la douleur arrivait, il dormait profondément, et tout était terminé avant qu’il ouvrît les yeux.

Cependant aucune barbe n’est inépuisable. Chaque nuit, l’un des poils d’or se métamorphosait en poil blanc, lequel était arraché au début de l’après-midi suivant. La barbière n’osait rien dire, mais le roi voyait son visage se friper de chagrin à mesure que sa barbe se raréfiait. Il s’observait lui-même au miroir, caressait ce qui lui restait de barbe d’or, appréciait les lignes de son menton qui transparaissaient de plus en plus nettement à travers une toison clairsemée. Le plus curieux, c’est que la métamorphose ne lui déplaisait pas. À travers le masque du vieillard majestueux qui s’effritait, il voyait reparaître – plus accusés, plus marqués certes – les traits du jeune homme imberbe qu’il avait été. En même temps la question de sa succession devenait à ses yeux moins urgente.

Quand il n’eut plus au menton qu’une douzaine de poils, il songea sérieusement à congédier ses ministres chenus, et à prendre lui-même en main les rênes du gouvernement. C’est alors que les événements prirent un tour nouveau.

Était-ce parce que ses joues et son menton dénudés devenaient plus sensibles aux courants d’air ? Il lui arriva d’être tiré de sa sieste par un petit vent frais qui se produisait une fraction de seconde avant que le poil blanc du matin ne disparût. Et un jour il vit ! Il vit quoi ? Un bel oiseau blanc – blanc comme la barbe blanche qu’il n’aurait jamais – qui s’enfuyait à tire d’ailes en emportant dans son bec le poil de barbe qu’il venait d’arracher. Ainsi donc tout s’expliquait : cet oiseau voulait un nid de la couleur de son plumage, et il n’avait rien trouvé de plus blanc que certains poils de la barbe royale.

Nabounassar se réjouissait de sa découverte, mais il brûlait d’en savoir davantage. Or il était grand temps, car il ne lui restait plus qu’un seul poil au menton, lequel, blanc comme neige, serait la dernière occasion pour le bel oiseau de se montrer. Aussi quelle n’était pas l’émotion du roi en s’étendant sous les aristoloches pour cette sieste ! Il fallait à nouveau feindre le sommeil, mais ne pas y succomber. Or le déjeuner avait été ce jour-là particulièrement riche et succulent, et il invitait à une sieste… royale ! Nabounassar III lutta héroïquement contre la torpeur qui l’envahissait en vagues bienfaisantes, et pour se tenir éveillé, il louchait vers le long poil blanc qui partait de son menton et ondulait dans la lumière chaude. Ma parole, il n’eut qu’un instant d’absence, un bref instant, et il revint à lui sous le coup d’une vive caresse d’aile contre sa joue et d’une sensation de piqûre au menton. Il lança sa main en avant, toucha quelque chose de doux et de palpitant, mais ses doigts se refermèrent sur le vide, et il ne vit en ouvrant les yeux que l’ombre noire de l’oiseau blanc à contre-jour dans le soleil rouge, l’oiseau qui fuyait et qui ne reviendrait plus jamais, car il emportait dans son bec le dernier poil de la barbe du roi !

Le roi se leva furieux et fut sur le point de convoquer ses archers avec l’ordre de s’assurer de l’oiseau et de le lui livrer mort ou vif. Réaction brutale et déraisonnable d’un souverain dépité. Il vit alors quelque chose de blanc qui se balançait dans l’air en se rapprochant du sol : une plume, une plume neigeuse qu’il avait sans doute détachée de l’oiseau en le touchant. La plume se posa doucement sur une dalle, et le roi assista à un phénomène qui l’intéressa prodigieusement : la plume, après un instant d’immobilité, pivota sur son axe et dirigea sa pointe vers… Oui, cette petite plume posée par terre tourna comme l’aiguille aimantée d’une boussole, mais au lieu d’indiquer la direction du nord, elle se plaça dans celle qu’avait prise l’oiseau en fuyant.

Le roi se baissa, ramassa la plume et la posa en équilibre sur la paume de sa main. Alors la plume tourna et s’immobilisa dans la direction sud-sud-ouest, celle qu’avait choisie l’oiseau pour disparaître.

C’était un signe, une invite. Nabounassar, tenant toujours la plume en équilibre sur sa paume, s’élança dans l’escalier du palais, sans répondre aux marques de respect dont le saluaient les courtisans et les domestiques qu’il croisait.

Lorsqu’il se trouva dans la rue au contraire, personne ne parut le reconnaître. Les passants ne pouvaient imaginer que cet homme sans barbe qui courait vêtu d’un simple pantalon bouffant et d’une courte veste, en tenant une petite plume blanche en équilibre sur sa main, c’était leur souverain majestueux, Nabounassar III. Était-ce que ce comportement insolite leur paraissait incompatible avec la dignité du roi ? Ou bien autre chose, par exemple un air de jeunesse nouveau qui le rendait méconnaissable ? Nabounassar ne se posa pas la question – une question primordiale pourtant – trop occupé à garder la plume sur sa paume et à suivre ses indications.

Il courut longtemps ainsi, le roi Nabounassar III – ou faut-il déjà dire l’ancien roi Nabounassar III ? Il sortit de Chamour, traversa des champs cultivés, se retrouva dans une forêt, franchit une montagne, passa un fleuve grâce à un pont, puis une rivière à gué, puis un désert et une autre montagne. Il courait, courait, courait sans grande fatigue, ce qui était bien surprenant de la part d’un homme âgé, corpulent et gâté par une vie indolente.

Enfin il s’arrêta dans un petit bois, sous un grand chêne vers le sommet duquel la plume blanche se dressa verticalement. Tout là-haut, sur la dernière fourche, on voyait un amas de brindilles, et sur ce nid – car c’était un nid, évidemment – le bel oiseau blanc qui s’agitait avec inquiétude.

Nabounassar s’élança, saisit la branche la plus basse et d’un coup de rein se retrouva assis, puis tout de suite debout, et il recommença avec la deuxième branche, et il grimpait ainsi, agile et léger comme un écureuil.

Il eut tôt fait d’arriver à la fourche. L’oiseau blanc s’enfuit épouvanté. Il y avait là une couronne de branchettes qui contenait un nid blanc, où Nabounassar reconnut sans peine tous les poils de sa barbe soigneusement entrelacés. Et au milieu de ce nid blanc reposait un œuf, un bel œuf doré, comme l’ancienne barbe du roi Barbedor.

Nabou détacha le nid de la fourche, et entreprit de redescendre, mais ce n’était pas une petite affaire avec ce fragile fardeau qui lui occupait une main ! Il pensa plus d’une fois tout lâcher, et même alors qu’il était encore à une douzaine de mètres du sol, il faillit perdre l’équilibre et tomber. Enfin il sauta sur le sol moussu. Il marchait depuis quelques minutes dans ce qu’il pensait être la direction de la ville, quand il fit une extraordinaire rencontre.