Il fait un geste pour qu’on se réunisse en demi-cercle autour de sa couche. Il émet un son inarticulé. Il recommence. Enfin des mots se dégagent de la bouillie sonore qui s’échappe de ses lèvres.
— Je suis roi, dit-il, mais je suis mourant, solitaire et désespéré. Vous avez vu : je ne retiens aucune nourriture. Mon estomac délabré rejette tout ce que ma bouche lui envoie. Et avec cela, j’ai faim. Je meurs de faim ! Il doit bien rester du ragoût, un demi-vautour, des concombres au cédrat, ou bien l’un de ces loirs engraissés de saindoux grâce auxquels les juifs tournent la loi mosaïque ? À manger, bon Dieu !
Des serviteurs affolés accourent avec des corbeilles de gâteaux, des assiettes pleines, des plats ruisselants de sauce.
— Et s’il n’y avait que l’estomac, reprend Hérode. Mais toutes mes entrailles brûlent comme l’enfer ! Quand je m’accroupis pour vider ma tripe, je lâche sous moi une sanie de pus et de sang où grouillent les vers ! Oui, ce qui me reste de vie n’est qu’un hurlement de douleur. Mais je m’y cramponne avec rage, parce que je n’ai personne pour me succéder. Ce royaume de Judée que j’ai fait et que je porte à bout de bras depuis bientôt quarante ans, dont j’ai assuré la prospérité grâce à une ère de paix sans exemple dans l’histoire humaine, ce peuple juif débordant de talent, mais exécré des autres peuples à cause de son orgueil, de son intolérance, de sa morgue, de la cruauté de ses lois, cette terre que j’ai couverte de palais, de temples, de forteresses, de villas, hélas, je vois bien que tout cela, ces hommes, ces choses sont voués à un naufrage lamentable, faute d’un souverain ayant ma force et mon génie. Dieu ne donnera pas aux juifs un second Hérode !
Il se tait longuement, la tête baissée vers le sol, de telle sorte qu’on ne voit que sa tiare à triple couronne d’or, et, quand il relève son visage, les convives ont la terreur de le découvrir baigné de larmes.
— Gaspard de Méroé, et toi, Balthazar de Nippur, et toi aussi petit Melchior qui te dissimules sous une livrée de page, derrière le roi Balthazar, c’est à vous que je m’adresse, parce que vous êtes seuls dignes de m’entendre au milieu de cette cour où je ne vois que généraux félons, ministres prévaricateurs, conseillers vendus et courtisans comploteurs. Pourquoi cette corruption autour de moi ? Toute cette racaille dorée était peut-être honnête à l’origine, ou en tout cas, ni meilleure, ni pire que le reste de l’humanité. Seulement, voyez-vous, le pouvoir est corrupteur. C’est moi, le tout-puissant Hérode, malgré moi, malgré eux qui ai fait des traîtres de tous ces hommes ! Car mon pouvoir est immense. Voilà quarante ans que je travaille avec acharnement à le renforcer et à le perfectionner. Ma police est partout, et je ne me fais pas faute, certaines nuits, de hanter moi-même, sous un déguisement, les tripots et les lupanars de la ville pour entendre ce qui s’y dit. Tous autant que vous êtes, mon regard vous traverse comme si vous étiez de verre. Balthazar, je n’ignore rien du sac de ton Balthazareum, et si tu veux la liste des coupables, je la tiens à ta disposition. Car tu t’es montré en la circonstance d’une déplorable mollesse. Il fallait frapper, bon Dieu, frapper à coups redoublés, au lieu de quoi tu as laissé blanchir tes cheveux.
Tu aimes la sculpture, la peinture, le dessin, les images. Moi aussi. Tu es fou d’art grec. Moi aussi. Tu te heurtes au stupide fanatisme d’un clergé iconoclaste. Moi aussi. Mais écoute l’histoire de l’Aigle du Temple.
Ce troisième temple d’Israël, de loin le plus vaste et le plus beau, est le couronnement de ma vie. Au prix de sacrifices énormes, j’ai accompli là une œuvre dont aucun de mes prédécesseurs asmonéens n’avait été capable. J’étais en droit d’attendre de mon peuple, et singulièrement des pharisiens et du clergé, une gratitude sans défaillance. Sur le fronton de la grande porte du temple, j’ai fait planer, les ailes ouvertes, un aigle d’or de six coudées d’envergure.
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