Pourquoi cet emblème ? Parce qu’en vingt passages des Écritures, il apparaît comme symbole de puissance, de générosité, de fidélité. Et aussi parce qu’il est le signe de Rome. La tradition biblique et la majesté romaine, ces deux piliers de la civilisation, se trouvaient là célébrées, et la postérité ne pourra nier que leur rapprochement fût le but de toute ma politique. Voyez-vous, les circonstances de cette affaire sont impardonnables. J’étais au dernier degré de la souffrance et de la maladie. Mes médecins m’avaient envoyé à Jéricho pour m’y soumettre à une cure de bains chauds et sulfureux. Un jour, nul ne sait pourquoi, le bruit de ma mort se répand à Jérusalem. Aussitôt deux docteurs pharisiens, Judas et Mattathias, rassemblent leurs disciples, et leur expliquent qu’il faut abattre cet emblème, image violant le deuxième commandement du Décalogue, figuration du Zeus grec et symbole de la présence romaine. En plein midi, alors que le parvis des gentils grouille de monde, des jeunes gens grimpent sur le toit du temple ; à l’aide de cordes, ils se laissent glisser jusqu’à la hauteur du fronton de la porte, et là, à coups de haches, ils mettent en morceaux l’aigle d’or. Malheur à eux, car Hérode le Grand n’était pas mort, tant s’en faut ! Les gardiens du temple et les soldats interviennent. On arrête les profanateurs, et ceux qui les excitaient. En tout une quarantaine d’hommes. Je les fais venir à Jéricho pour les interroger. Le procès se déroule dans le grand théâtre de la ville. J’y assiste, couché sur une civière. Les juges rendent leur verdict : les deux docteurs sont brûlés vifs en public, les profanateurs décapités.
Voilà, Balthazar, comment un roi qui a le culte des arts doit défendre les chefs-d’œuvre !
Quant à toi, Gaspard, j’en sais plus long que toi sur ta Biltine et le coquin qui l’accompagne. Chaque fois que tu prenais ta belle blonde dans tes bras, l’un de mes agents se tenait derrière une tenture de ta chambre, sous ton lit royal, et m’envoyait un rapport dès le lendemain matin. Et ta négligence est, s’il se peut, plus coupable encore que celle de Balthazar. Comment ! Cette esclave te trompe, te bafoue, te ridiculise aux yeux de tous, et tu la laisses vivre ! Tu aimais sa peau blanche, dis-tu ? Eh bien, il fallait la prélever ! Je t’enverrai des spécialistes qui écorchent les prisonniers à merveille, en enroulant leur peau sur des baguettes de coudrier !
Toi, Melchior, je te trouve immensément naïf d’avoir prétendu t’introduire dans ma capitale, dans mon palais, et jusqu’à ma table sous une fausse identité. Dans quel caravansérail te crois-tu donc ? Sache que pas un détail de ta fuite de Palmyre avec ton précepteur n’a échappé à mes espions, pas une de vos étapes et jusqu’aux propos que vous avez échangés avec des voyageurs – lesquels étaient à ma solde. Il ne tenait qu’à moi de t’avertir du coup que préparait ton oncle Atmar pour le lendemain de la mort du roi ton père. Je ne l’ai pas fait. Pourquoi ? Parce que les lois de la morale et de la justice ne s’appliquent pas au domaine du pouvoir. Qui sait si ton oncle – qui est traître et assassin aux yeux du commun, j’en conviens – ne sera pas un souverain meilleur, plus bénéfique pour son peuple, et surtout meilleur allié du roi Hérode, que tu ne l’aurais été toi-même ? Il voulait te faire périr ? Il avait raison. L’existence à l’étranger de l’héritier légal du trône qu’il occupe est intolérable. Pour tout te dire, il m’a déçu en commettant la faute initiale de te laisser échapper. Qu’importe ! J’ai pris le parti de ne pas intervenir en cette affaire, je n’interviendrai pas. Tu peux aller et venir en Judée, je suis décidé à ne voir officiellement que ton déguisement de Narcisse du roi Balthazar. Pour le reste, ouvre bien tes yeux et tes oreilles, toi qui as perdu un trône, et rêves de le reconquérir. Apprends à mon spectacle la terrible loi du pouvoir.
1 comment