Où est-il ? Nous sommes deux enfants hyperboréens, perdus dans le désert d’Afrique. Ne nous sépare pas ! Ma gratitude te comblera.

Dès le lendemain, le frère et la sœur étaient réunis. En revanche, j’avais à faire face à l’hostilité muette de tout le palais de Méroé, et la vieille Kallaha n’était évidemment pas la dernière à condamner l’inexplicable faveur que je manifestai aux deux Blancs. Chaque jour, j’inventai un prétexte pour les avoir à mes côtés. Nous fûmes naviguer à voile sur l’Atbara, visiter la cité des morts de Begeraouiéh, assister à une course de chameaux à Gouz-Redjeb, ou, plus simplement, nous restions sur la haute terrasse du palais, et Biltine chantait des mélodies phéniciennes en s’accompagnant d’une cithare.

Peu à peu la façon dont je regardais le frère et la sœur évoluait. L’éblouissement que me donnait leur commune blondeur cédait à l’habitude. Je les voyais mieux, et je les trouvais de moins en moins ressemblants sous leur même race. Surtout je mesurai de plus en plus la radieuse beauté de Biltine, et je sentais mon cœur s’emplir de ténèbres, comme si sa grâce croissante devait fatalement me frapper de disgrâce. Oui, je devenais de plus en plus triste, irritable, atrabilaire. La vérité, c’est que je ne me voyais plus du même œil : je me jugeais grossier, bestial, incapable d’inspirer l’amitié, l’admiration, sans même oser parler d’amour. Disons-le, je prenais en haine ma négritude. Et c’est alors que me revint la phrase du sage à la fleur de lys : « Cette musique déchirante, c’est Satan qui pleure devant la beauté du monde. » Le pauvre nègre, que j’avais conscience d’être, pleurait devant la beauté d’une Blanche. L’amour avait réussi à me faire trahir mon peuple du fond du cœur.

Je n’avais cependant pas à me plaindre de Biltine. Dès lors que son frère avait part à nos excursions et à nos parties fines, elle se montrait la plus enjouée des compagnes de plaisir. Les douceurs qu’elle me prodiguait me saoulaient de bonheur, et leur souvenir restera exquis en ma mémoire, aussi amers qu’aient pu être les lendemains de cette fête. Bien entendu, je ne doutais pas qu’elle devînt ma maîtresse. Une esclave ne peut se dérober au désir de son maître, surtout s’il est roi. Mais j’en différais le moment, car je n’avais pas fini de la regarder et de voir se modifier mon regard sur elle. À la curiosité excitée par un être physiquement insolite, inquiétant et vaguement répugnant, avait succédé en moi cette soif charnelle profonde, qui ne peut se comparer qu’à la faim plaintive et torturante du drogué en état de manque. Mais la saveur de l’inconnu que je lui trouvais jouait encore beaucoup dans mon amour. Dans ce sombre palais de basalte et d’ébène, les femmes africaines de mon harem se confondaient avec les murs et les meubles.

Mieux, leurs corps aux formes dures et parfaites s’apparentaient à la matière de leur environnement. On pouvait les croire taillés dans l’acajou, sculptés dans l’obsidienne. Avec Biltine, il me semblait que je découvrais la chair pour la première fois. Sa blancheur, sa roseur lui donnaient une capacité de nudité incomparable. Indécente : tel était le jugement sans appel tombé des lèvres de Kallaha. J’étais bien de son avis, mais c’était précisément ce qui m’attirait le plus chez mon esclave. Même dépouillé de tout vêtement, le Noir est toujours habillé. Biltine était toujours nue, même couverte jusqu’aux yeux. Cela va si loin, que rien ne sied mieux à un corps africain que des vêtements de couleurs vives, des bijoux d’or massif, des pierres précieuses, tandis que ces mêmes choses, disposées sur le corps de Biltine, paraissaient lourdes et empruntées, et comme contrariant sa vocation à la pure nudité.

Vint la fête de la Fécondation des palmiers-dattiers. La floraison ayant lieu dès la fin de l’hiver – avec quelques jours d’avance des palmiers mâles sur les palmiers femelles – la fécondation s’opère en plein épanouissement printanier.